Austère et jubilatoire
par Pierre Fresnault-Deruelle
BIOGRAPHIE
PAR LE MêME AUTEUR
Un ukiyo-é occidental
Cet inaudible cri qui nous assaille
Préséances
Le cubo-futurisme jazzy de Demuth
L’esprit des salons
L'embrasure fait le spectacle
Un balcon sur la mer
La cécité d’Holopherne
Lamento
Contrepoint
Photographie peinte
Une vaste salle d’attente
Une impassabilité de façade
Le grand absent
Cette jambe qui dépasse
Un éloge en forme d’ "icone"
Le gandin mélancolique
La couleur du temps
La diagonale
L’instant qui conte
Pas la vue, la vision : l’entrevision même
La laideur n’est pas inéluctable
Le mur ou la peinture séparée d’avec elle-même
L'immobile intranquillité de Jésus
Bacchanales
La conjoncture, forme supérieure de la conjonction
L'oeil du diadème
Du physique au méta-physique
La Loire
La barque bien menée
La réinvention de Gradiva
Le bout du monde
L’ange, comme en retrait
Le spectacle est aussi dans la salle
D’impassibles machines
Le surréalisme souriant de René Rimbert
La pesanteur et la grâce
Chambre avec vue sur rien
Surprise
Abscisses et ordonnées
Le bout du monde
Le testament d'Orphée
Ligéria ou le lit du fleuve
Soleil noir
Algorithme
Basse tension
Un tableau vivant
2500 ans avant le cinéma
La lune décrochée
La pesanteur et la grâce
Une bien profane icône
Une carte postale avant la lettre
Le noeud rose
Entre-deux
Le mille-têtes
Le livre qui tombe
L'étendue du désastre
Austère et jubilatoire
par Pierre Fresnault-Deruelle
Ce quadrilatère peuplé de fenêtres à meneaux nous vient de Byzance ; d’une Byzance, du temps de sa splendeur, lorsque l’Empereur, se souvenant de Rome, quadrillait le terrain des signes de sa puissance. Face à ce grand carré précieux, dont on pourrait dire qu’il évoque aussi bien le plan d’un camp de légionnaires que … le motif brodé de quelque chasuble, nous sommes tenus de prendre nos marques : on n’affronte pas un tel tableau sans un peu d’appréhension. La rigueur et la géométrie somment, silencieusement, le regardeur de se faire contemplateur. De fait, gagné sur la nuit qui en exalte la luminescence, c’est d’un espace sacré qu’il est question.
Le strict compartimentage de la composition, qui érige la répétition au rang du principe de constance ( à l’exception, on le verra, d’un détail) signifie que l’idée de variation a été bannie au seul profit de celle d’un certain ordre, dont Le Corbusier disait que sa perception confinait à la plus haute délectation de l’esprit humain.
Linéairement, ces minces croix rouges, qui se détachent sur ces cadrans noirs uniformément sertis d’or, ont quelque chose de la monotonie des litanies, proférées encore et encore.Tabulairement, l’ensemble forme bloc, comme forment bloc les temples chargés, en nous édifiant, de manifester la densité des dogmes (voyez les cathédrales ou les pyramides). Au sens premier du terme, cette œuvre est ortho-doxe.
Ce tableau fait de nous des « profanes », à savoir des spectateurs restés sur le seuil d’un lieu dédié à la Divinité. D’où il apparaît que la bande noire du bas de l’œuvre est notre marche pied. Il est pourtant possible de considérer cette acrylique de Jovan R. Zec sans faire le lien avec la tradition de l’Eglise d’Orient. Car cette toile prolonge à sa façon la lignée des grands formalistes abstraits qui, durant tout le XX° siècle, travaillent à l’avènement d’un art « monumental ». S’il fallait trouver une sensibilité artistique à laquelle rattacher cette toile, on mentionnerait volontiers le néo plasticisme de Mondrian. Le hollandais, intuitif et idéaliste (aux antipodes du hongrois Vasarely, matérialiste et programmatique), développe, en effet, une mystique de la géométrie qui n’est pas étrangère aux recherches rythmiques de Zec, dont ce tableau est à notre sens emblématique.
Nous signalions plus haut la discrète présence d’un élément insolite dans cette icône : ce petit carré bleu en bas à droite de la composition. Pareille à l’unique pièce allumée d’un immeuble où l’obscurité se serait étendue, le petit carré bleu introduit une contre-pointe d’humour dans cet ensemble grave. Comme s’il s’était agi, malicieusement, de faire sa part à l’exception : en l’occurrence, de lever l’hypothèque de l’esprit de système. Dans ses réflexions sur sa pratique, Aurélie Nemours dit que le mouvement est boiteux (qui) ne tient pas devant la tension qui porte l’immobile. Nous ne saurions mieux dire de cette œuvre de Zec, chez qui la croix, partout affirmée, est l’Alpha et l’Oméga de sa composition.
Auteur : Pierre Fresnault-Deruelle