Un tableau vivant
par Pierre Fresnault-Deruelle
BIOGRAPHIE
PAR LE MêME AUTEUR
Un ukiyo-é occidental
Cet inaudible cri qui nous assaille
Préséances
Le cubo-futurisme jazzy de Demuth
L’esprit des salons
L'embrasure fait le spectacle
Un balcon sur la mer
La cécité d’Holopherne
Lamento
Contrepoint
Photographie peinte
Une vaste salle d’attente
Une impassabilité de façade
Le grand absent
Cette jambe qui dépasse
Un éloge en forme d’ "icone"
Le gandin mélancolique
La couleur du temps
La diagonale
L’instant qui conte
Pas la vue, la vision : l’entrevision même
La laideur n’est pas inéluctable
Le mur ou la peinture séparée d’avec elle-même
L'immobile intranquillité de Jésus
Bacchanales
La conjoncture, forme supérieure de la conjonction
L'oeil du diadème
Du physique au méta-physique
La Loire
La barque bien menée
La réinvention de Gradiva
Le bout du monde
L’ange, comme en retrait
Le spectacle est aussi dans la salle
D’impassibles machines
Le surréalisme souriant de René Rimbert
La pesanteur et la grâce
Chambre avec vue sur rien
Surprise
Abscisses et ordonnées
Le bout du monde
Le testament d'Orphée
Ligéria ou le lit du fleuve
Soleil noir
Algorithme
Basse tension
2500 ans avant le cinéma
La lune décrochée
La pesanteur et la grâce
Une bien profane icône
Une carte postale avant la lettre
Austère et jubilatoire
Le noeud rose
Entre-deux
Le mille-têtes
Le livre qui tombe
L'étendue du désastre
Un tableau vivant
par Pierre Fresnault-Deruelle
Ovide nous conte que Pygmalion sculpte une statue si belle qu’il en tombe amoureux. Aphrodite, émue par cette passion, transforme l’ivoire en une femme de chair et de sang : Galatée. Et le sculpteur d’épouser cette dernière, de qui il aura des enfants. Cette fable, extraite des Métamorphoses, est le sujet de nombreux tableaux et opéras. Vers 1775, Carmontelle brosse ainsi le portrait de Monsieur Messer et de Madame Boissier, en train de jouer la scène où Galatée accède à la vie. Le sujet du tableau est « contraint » dans la mesure où ce conte, aux allures mythiques, traite artistiquement de l’art, en particulier de la question de la mimesis. Innombrables, à cet égard, sont les œuvres qui nous entretiennent de la création se prenant pour son propre objet S’inscrivant dans la lignée de Lemoyne, Lagrenée, Raoux, Boucher, etc., Carmontelle associe donc la sculpture, la peinture et le théâtre en tant qu’ils sont capables de se réfléchir (dans leurs différences propres) comme le tout autre de la poésie (comprenons le récit). On pourrait cependant penser que notre artiste, en bon observateur des mœurs aristocratiques, croque seulement l’une de ces performances fort en vogue dans la société d’Ancien Régime.
Le sujet est délicat : il convient de peindre la stupéfaction du sculpteur, tout en veillant à ce que celle-ci corresponde à l’éveil de la statue. Qui plus est la composition doit atteindre à une sorte de second degré dans la mesure où le peintre se donne pour tâche de figurer un « tableau vivant ». Cette expression, qui confine à l’oxymore, dit bien ce qu’elle veut dire : il s’agit brosser une situation donnée, mais « arrêtée », que des acteurs improvisés ont pour tâche de mimer. L’emphase et la raideur, qui sont requis comme caractéristiques du tableau vivant, ne doivent pas toutefois laisser penser qu’elles relèvent d’une possible maladresse de l’artiste. Car, si à cette époque, l’idéal en la matière est de peindre en faisant oublier les artifices du métier, il convient de saisir qu’en cette conjoncture très particulière, c’est du contraire qu’il est question. Carmontelle, de fait, a pour obligation de suggérer le passage de l’inertie vaincue (Galatée) au figement (Pygmalion) capable d’en prendre théâtralement le relais. Le traitement chromatique vient au secours du propos, qui veut que Galathée/Madame Boissier, à la blancheur tout ivoirine, ait la joue dotée d’une touche d’incarnat. Le maquillage ébauché ici pointe expressément, même si discrètement, la métamorphose en train d’opérer. Et le piédestal de se changer, soudain en une quasi-estrade en contrebas de laquelle Pygmalion/Monsieur Messer est décidément atterré. Derrière lui, sur la porte du fond, une figurine, en bas-relief, paraît ne pas en croire ses yeux.
L’effet que l’artiste tire de la scène est amusant si l’on s’en tient à l’anecdote ; ou piquant, voire troublant, si l’on considère que Carmontelle vise plus loin que le portrait travesti. Sur cette modeste aquarelle se signifie la dépendance d’un homme et d’une femme qui, s’ils se savent jouer la comédie, ne savent pas clairement ce que le peintre fait de leur jeu. Il y a dans ce dispositif quelque chose qui fragilise ces personnages en situation de risque. Ce qui pourrait être ridicule, est, au contraire, fort réussi.
Auteur : Pierre Fresnault-Deruelle