Préséances
par Pierre Fresnault-Deruelle
BIOGRAPHIE
PAR LE MêME AUTEUR
Un ukiyo-é occidental
Cet inaudible cri qui nous assaille
Le cubo-futurisme jazzy de Demuth
L’esprit des salons
L'embrasure fait le spectacle
Un balcon sur la mer
La cécité d’Holopherne
Lamento
Contrepoint
Photographie peinte
Une vaste salle d’attente
Une impassabilité de façade
Le grand absent
Cette jambe qui dépasse
Un éloge en forme d’ "icone"
Le gandin mélancolique
La couleur du temps
La diagonale
L’instant qui conte
Pas la vue, la vision : l’entrevision même
La laideur n’est pas inéluctable
Le mur ou la peinture séparée d’avec elle-même
L'immobile intranquillité de Jésus
Bacchanales
La conjoncture, forme supérieure de la conjonction
L'oeil du diadème
Du physique au méta-physique
La Loire
La barque bien menée
La réinvention de Gradiva
Le bout du monde
L’ange, comme en retrait
Le spectacle est aussi dans la salle
D’impassibles machines
Le surréalisme souriant de René Rimbert
La pesanteur et la grâce
Chambre avec vue sur rien
Surprise
Abscisses et ordonnées
Le bout du monde
Le testament d'Orphée
Ligéria ou le lit du fleuve
Soleil noir
Algorithme
Basse tension
Un tableau vivant
2500 ans avant le cinéma
La lune décrochée
La pesanteur et la grâce
Une bien profane icône
Une carte postale avant la lettre
Austère et jubilatoire
Le noeud rose
Entre-deux
Le mille-têtes
Le livre qui tombe
L'étendue du désastre
Préséances
par Pierre Fresnault-Deruelle
Dans un ouvrage consacré au théâtre de son temps, Gherardi parle d’une pièce intitulée La Foire de Saint-Germain. Il s’agit d’une comédie de Regnard et Dufresny au cours de laquelle se déroule une scène burlesque sur les embarras de Paris. Gherardi explique l’origine de cette action récréative, ajoutée in extremis à l’intrigue principale et puisée dans l’actualité de l’époque : « Ce qui donna lieu à cette scène, fut que deux femmes, chacune dans son carrosse, s’étant rencontrées dans une petite rue de Paris, trop étroite pour donner place à deux carrosses de front, ne voulurent reculer ni l’une ni l’autre, et ne cessèrent point d’obstruer la rue jusqu’à l’arrivée du commissaire, qui, pour les mettre d’accord, les fit reculer toutes les deux en même temps, chacune de son costé ». Cette situation-farce, décrite par Gherardi, offrait à Gillot les constituants d’un véritable morceau de peinture.
Les enjeux de la composition picturale s’exposent ici on ne peut plus plaisamment. Alberti disait en substance que pour atteindre à l’historial’image peinte devait se présenter de telle sorte que sa construction puisse fonder plastiquement la narration visée par l’artiste. Comme il se trouve que chacun des deux groupes de personnages mis en scène par Regnard refuse de céder sa place à l’autre, cette question de la composition se cristallise dans un conflit haut en couleurs. La hargne des serviteurs, prêts à en découdre, « relayée » par les « débordements » tant vestimentaires que gestuels des femmesjaillies de leur « vinaigrette » est, en outre, un prétexte bouffon pour sacrifier aux lois de la symétrie. Dans ce décor à l’italienne où les brancards des carrosses viennent matérialiser la ligne d’une quasi-balustrade, les valets se sont arrêtés à l’extrême bord du lieu qui fait litige : le centre de la toile (la verticale de l’immeuble du fond passe entre leurs tricornes). Avec cette querelle de préséances, Gillot nous parle d’abord d’équilibre (ou de déséquilibre …) des masses et d’agencement des parties.
On sait ce que la symétrie poussée à son maximum peut avoir de rebutant : hormis l’architecture ou l’art des jardins en regard desquels le corps du spectateur s’éprouve dans un prolongement qui « l’édifie », une image trop rigoureusement « balancée » assigne le regard à l’espace clos de son propre enfermement. Gillot sait cela (son représentant symbolique est le magistrat), qui brosse l’image de ces personnages bien décidés à ne pas partager le même territoire, et qui pour cette raison, se condamnent mutuellement à la paralysie. Pourtant, les dérogations à ce qui pourrait être une structure en miroir, vaine et statique, font des Deux Carrosses une ordonnance agréablement contrariée.
Le renchérissement « baroque » des maîtresses qui, au-delà des valets (à la raideur toute classique) s’agitent grotesquement, illustre ce jeu de la liberté prise avec la Règle. Gillot, que son métier de décorateur n’a jamais quitté, tient là une véritable aubaine. Ces grandes dames, qui en sont réduites à déployer les signes hyperboliques de leur importance supposée, introduisent la part de désordre qui convient dans ce face-à-face aussi drôlement tendu qu’insensé. L’invraisemblable « fontange » de la femme de droite, qui fuse telle une poussée de « colère graphique », est exemplaire à ce sujet.
Watteau n’est pas loin qui a mené Gillot à faire de la pièce de Regnard et Dufresny un prétexte à peindre. L’on ne saurait, cependant, se contenter de cette remarque : alors que la scénographie « informe » la peinture depuis deux siècles, le théâtre en tant que tel vient de faire son apparition comme sujet du tableau. Si l’on admet qu’au XVIIIe siècle l’art a commencé de se prendre pour son propre objet, Les Deux Carrosses, qui théâtralise jusqu’à la caricature l’historia, se présente comme une oeuvre véritablement symptomatique.
Auteur : Pierre Fresnault-Deruelle