L’immobile intranquillité de Jésus
par Pierre Fresnault-Deruelle
BIOGRAPHIE
PAR LE MêME AUTEUR
Un ukiyo-é occidental
Cet inaudible cri qui nous assaille
Préséances
Le cubo-futurisme jazzy de Demuth
L’esprit des salons
L'embrasure fait le spectacle
Un balcon sur la mer
La cécité d’Holopherne
Lamento
Contrepoint
Photographie peinte
Une vaste salle d’attente
Une impassabilité de façade
Le grand absent
Cette jambe qui dépasse
Un éloge en forme d’ "icone"
Le gandin mélancolique
La couleur du temps
La diagonale
L’instant qui conte
Pas la vue, la vision : l’entrevision même
La laideur n’est pas inéluctable
Le mur ou la peinture séparée d’avec elle-même
Bacchanales
La conjoncture, forme supérieure de la conjonction
L'oeil du diadème
Du physique au méta-physique
La Loire
La barque bien menée
La réinvention de Gradiva
Le bout du monde
L’ange, comme en retrait
Le spectacle est aussi dans la salle
D’impassibles machines
Le surréalisme souriant de René Rimbert
La pesanteur et la grâce
Chambre avec vue sur rien
Surprise
Abscisses et ordonnées
Le bout du monde
Le testament d'Orphée
Ligéria ou le lit du fleuve
Soleil noir
Algorithme
Basse tension
Un tableau vivant
2500 ans avant le cinéma
La lune décrochée
La pesanteur et la grâce
Une bien profane icône
Une carte postale avant la lettre
Austère et jubilatoire
Le noeud rose
Entre-deux
Le mille-têtes
Le livre qui tombe
L'étendue du désastre
L’immobile intranquillité de Jésus
par Pierre Fresnault-Deruelle
La prière au Jardin des Oliviers, brossée par Mantegna témoigne du vide incommensurable qui sépare les corps « atterrés » des apôtres de l’ardente tension de Jésus en prière.
A n’en point douter, il y a dans ce tableau de Mantegna l’idée que le Christ est seul au monde pour la raison que ses compagnons ont succombé à la fatigue. En revanche, le thème du sommeil constitue une sorte d’aubaine pour l’artiste dans la mesure où, chosifié, le corps des dormeurs s’abandonne au point de n’être plus que pure extériorité. Dans ce cas, le sujet cesse d’être une personne, participe de l’être-là des choses, se fait chose. A notre sens, c’est parce que le peintre a minéralisé les apôtres que le Fils de l’Homme est décidément séparé de ses compagnons. Pierre (sur le dos) et Jean (assis) sont campés dans des attitudes « désinvoltes », mais, surtout, Jacques, à plat ventre, a régressé au point qu’il semble faire corps avec la roche qui lui sert de couche, n’être qu’« un morceau de nature, une modulation de la matière ».Privé de leur conscience, les corps endormis des amis du Christ ne sont que de pures enveloppes où le paraître semble pouvoir enfin coïncider avec le projet quasi sculptural de l’artiste.
Notant que « ce qu’elle perd en vitalité et en mouvement, la peinture le regagne en relief et en tangibilité »,l’historien d’art Michel Covin précisait également que « la part de sommeil » inhérente à toute image trouve dans le personnage du dormeur une figure idéale. Et l’auteur d’ajouter que l’homme ensommeillé, qui est tout le contraire du sujet-pour-la-grâce, appelle à ses côtés la figure du Veilleur, chargé d’amoindrir la faille qui sépare le dormeur du monde de la Conscience. Dans La prière au Jardin des OliviersJésus remplit admirablement ce rôle qui, sur son rocher, voit, en outre, arriver vers lui l’Ange porteur du Calice de la Passion.
Tendu vers la créature céleste, mais agenouillé sur le promontoire, Jésus, qui domine les apôtres (symbolisant en cet instant la condition terrestre, indifférente et aliénée) constitue l’unique « vecteur » de la Grâce en cette vallée de larmes. La prière, qui lui a fait joindre les mains, fait de sa personne celle qui, dans son immobilité supérieure, se différencie radicalement de ses compagnons, puisqu’en ce geste même de l’oraison, Jésus rassemble sur lui toute l’histoire des hommes. De l’autre côté de l’arbre foudroyé (sur lequel a malgré tout poussé une vigne) les soldats, menés par Judas, arrivent de Jérusalem : cortège qui serpente en descendant le long du chemin et dont l’étirement contraste si fort avec à l’instant « vertical » au cours duquel Jésus et l’Ange abolissent le temps et sa vaine cohorte de vicissitudes. On veut dire qu’en dormant, Jacques, Pierre et Jean font de l’immobile intranquillité de leur Maître la plus absolue des fixités : hiératisme monumental du Christ qui, jusque sur la Croix, affichera son Corps pour qu’en son exhaussement puisse se résorber, le moment venu, le mal « horizontal » qui pousse les hommes à se désintéresser d’autrui, à gesticuler ou… à dormir, bref à se « répandre ».
Auteur : Pierre Fresnault-Deruelle