L’esprit des salons
par Pierre Fresnault-Deruelle
BIOGRAPHIE
PAR LE MêME AUTEUR
Un ukiyo-é occidental
Cet inaudible cri qui nous assaille
Préséances
Le cubo-futurisme jazzy de Demuth
L'embrasure fait le spectacle
Un balcon sur la mer
La cécité d’Holopherne
Lamento
Contrepoint
Photographie peinte
Une vaste salle d’attente
Une impassabilité de façade
Le grand absent
Cette jambe qui dépasse
Un éloge en forme d’ "icone"
Le gandin mélancolique
La couleur du temps
La diagonale
L’instant qui conte
Pas la vue, la vision : l’entrevision même
La laideur n’est pas inéluctable
Le mur ou la peinture séparée d’avec elle-même
L'immobile intranquillité de Jésus
Bacchanales
La conjoncture, forme supérieure de la conjonction
L'oeil du diadème
Du physique au méta-physique
La Loire
La barque bien menée
La réinvention de Gradiva
Le bout du monde
L’ange, comme en retrait
Le spectacle est aussi dans la salle
D’impassibles machines
Le surréalisme souriant de René Rimbert
La pesanteur et la grâce
Chambre avec vue sur rien
Surprise
Abscisses et ordonnées
Le bout du monde
Le testament d'Orphée
Ligéria ou le lit du fleuve
Soleil noir
Algorithme
Basse tension
Un tableau vivant
2500 ans avant le cinéma
La lune décrochée
La pesanteur et la grâce
Une bien profane icône
Une carte postale avant la lettre
Austère et jubilatoire
Le noeud rose
Entre-deux
Le mille-têtes
Le livre qui tombe
L'étendue du désastre
L’esprit des salons
par Pierre Fresnault-Deruelle
Jean-Baptiste Perronneau a environ trente ans. Il n’est plus à la fleur de l’âge et pas encore dans la force de ce dernier. De fait, la maturité qui déjà se lit sur son visage n’a pas tout à fait chassé ce besoin d’affirmation qu’affichent volontiers les jeunes gens. Bref, Perronneau arbore cet air « d’énergie avisée » que nous prêtons volontiers aux premiers rôles masculins du théâtre de Marivaux par exemple.
A la différence du portrait classique qui n’a d’autre fin que d’exhausser le rang du personnage représenté, celui que Perronneau réalise de sa propre personne offre l’image de qui s’est d’abord soucié d’apparaître en tant qu’individu. Au reste, à l’époque où l’artiste peint cette toile, ce dernier n’en est qu’à ses débuts ; et quand bien même en aurait-il eu le désir, Jean-Baptiste n’a pas encore les moyens de son ambition : faire en sorte que son effigie établisse d’emblée sa vérité morale de peintre. Prudent, il a d’ailleurs pris soin d’éliminer tout détail qui symbolise son statut d’artiste. Il est vrai que, portraitiste, Perronneau ne pouvait faire guère mieux que de s’exposer de la sorte ! Avec cette auto-représentation, l’homme atteste, en effet, d’un savoir-faire hors du commun puisque nous savons que pour se peindre l’artiste ne pouvait qu’en « passer par le stade du miroir », se transformant ainsi en objet. Or, c’est un sujet en situation -un quasi-tiers- que nous offre Perronneau. Quelle distanciation !
Rien qui ne participe de « l’état » dans lequel se tiennent les « grands » ou les gens arrivés, et qui, soucieux de maintenir leur prérogatives, campent en ce lieu où nul ne semble pouvoir les atteindre. A l’instar d’un Quentin de la Tour (son rival), Perronneau a voulu, au contraire, rompre avec le décorum pour installer son alter ego au « plus près ». Brossé sur un format modeste et selon un cadrage serré, l’artiste, certes, n’est pas allé jusqu’à faire crever l’écra à ce double qui nous tient tête ; en revanche, le maintien de l’homme et son regard droit (différent de celui des portraits à l’inexpressivité affectée), font de Jean-Baptiste un personnage littéralement effronté.
La répartie (celle qu’on fait saillir, à défaut d’extraire la vérité d’une situation) affleure, à n’en pas douter, sur ces lèvres gourmandes. Quant aux yeux ils seraient presque rieurs n’était le reste du visage empreint d’un soupçon de mélancolie. Mais, l’observation attentive oblige à dire que la complexité de l’effet produit par ce visage repose au premier chef sur l’assymétrie de ce dernier. De sorte qu’à bonne distance du tableau, là où se marient les différences et les contrastes (notamment les valeurs ombrées du côté droit et les valeurs claires du côté gauche), le spectateur se trouve confronté à un personnage dont la discrète jovialité ne serait, in fine, que le déni d’une amertume secrète. En un mot, le peintre se serait capté dans le vif d’une présentation où, sans trop d’ostentation, l’assurance de plaire ne l’emporte pas encore sur ce que l’homme laisse, déjà, percer de désabusement. Trait psychologique ou symptôme d’époque ? Tandis que les Lumières commençaient de se répandre, le scepticisme qui en constituait l’un des fondements, ne pouvait pas ne pas marquer les consciences. D’où, peut-être, cette discrète faille de l’être que nous croyons percevoir chez l’homme qui s’est évidemment disposé à faire bonne figure.
Pour l’heure, et apparemment en pleine possession de ses moyens, Jean-Baptiste, est heureux de poser, de s’imposer même, tant il est vrai que le travail de la brosse, partout repérable sur la toile, nous conforte dans l’idée que ce portrait est littéralement enlevé: alacrité du métier qui viendrait, et comme naturellement, se mettre au service de l’enjouement du personnage (le jabot de dentelle qui bouillonne sous le tour de cou de linon blanc serait ici l’emblème de cette effervescence). L’intelligence si particulière qui rayonne de ce visage nous donne le sentiment de nous trouver face à face avec l’un de ces hommes d’Ancien Régime pour qui les salons, débarrassés des servitudes de la vie sociale, permettaient les plaisirs de la vie en société.
Auteur : Pierre Fresnault-Deruelle