Le mur ou la peinture séparée d’avec elle-même
par Pierre Fresnault-Deruelle
BIOGRAPHIE
PAR LE MêME AUTEUR
Un ukiyo-é occidental
Cet inaudible cri qui nous assaille
Préséances
Le cubo-futurisme jazzy de Demuth
L’esprit des salons
L'embrasure fait le spectacle
Un balcon sur la mer
La cécité d’Holopherne
Lamento
Contrepoint
Photographie peinte
Une vaste salle d’attente
Une impassabilité de façade
Le grand absent
Cette jambe qui dépasse
Un éloge en forme d’ "icone"
Le gandin mélancolique
La couleur du temps
La diagonale
L’instant qui conte
Pas la vue, la vision : l’entrevision même
La laideur n’est pas inéluctable
L'immobile intranquillité de Jésus
Bacchanales
La conjoncture, forme supérieure de la conjonction
L'oeil du diadème
Du physique au méta-physique
La Loire
La barque bien menée
La réinvention de Gradiva
Le bout du monde
L’ange, comme en retrait
Le spectacle est aussi dans la salle
D’impassibles machines
Le surréalisme souriant de René Rimbert
La pesanteur et la grâce
Chambre avec vue sur rien
Surprise
Abscisses et ordonnées
Le bout du monde
Le testament d'Orphée
Ligéria ou le lit du fleuve
Soleil noir
Algorithme
Basse tension
Un tableau vivant
2500 ans avant le cinéma
La lune décrochée
La pesanteur et la grâce
Une bien profane icône
Une carte postale avant la lettre
Austère et jubilatoire
Le noeud rose
Entre-deux
Le mille-têtes
Le livre qui tombe
L'étendue du désastre
Le mur ou la peinture séparée d’avec elle-même
par Pierre Fresnault-Deruelle
L’association, au sein de la même image, d’un paysage et d’un spectateur en train de l’admirer, est un sujet neuf au XVIIIe siècle, dans la mesure où la réflexion esthétique en tant que telle est en train de naître. Et les toiles de se multiplier, thématisant cette nouvelle façon d’appréhender les choses, qui veut, désormais, qu’au sein du tableau le pittoresque expose ses propres index. Parmi ces derniers, la présence de personnages absorbés dans la contemplation de leur environnement n’est évidemment pas le moindre. Que nous enseigne donc ce tableau où la nature, reléguée de l’autre côté d’un mur et considérée pour elle-même par ce promeneur, fait l’objet d’un tel traitement ?
Répondre à cette question suppose que soit bien distingué le statut des personnages à part que sont ces figurants tout spécialement chargés de confirmer -fût-ce sur des formats médiocres- la « grandeur » des sujets traités. La tradition va évoluer, qui demandait que les scènes de la peinture d’histoire exhibassent des témoins, recrutés parmi les disciples, les lieutenants, les gardes ou les serviteurs des personnages principaux. Ceux-ci vont, en effet, laisser la place à des « assistants » d’une nouvelle race : les spectateurs. Autrement dit, ces hommes et ces femmes, séparés de leur objet, qui se posent comme sujets autonomes, et sont censés mesurer l’intervalle (physique et/ou psychologique) instauré entre eux-mêmes et le monde.
Mais il y a spectateur et spectateur. Celui qui, chez un Caspar David Friedrich, signifie le désir de fusion du moi avec l’univers, n’est pas encore de mise ici. A l’opposite du grand peintre romantique, Louis-Gabriel Moreau l’Aîné a campé son panorama de telle sorte que, si son personnage semble presque se fondre dans la lumière de cette fin d’après-midi, la tendre ironie dont fait preuve l’artiste traduit bien la sensibilité de qui s’est voulu soucieux de garder ses distances avec l’émoi rousseauiste. On comprend qu’en tête-à-tête avec son chien (venu s’asseoir sur le fil d’or qui court au faîte du muret où il s’est lui-même appuyé), le promeneur est par trop anecdotiquepour signifier qu’il s’est laissé vraiment absorber par ce « théâtre de verdure » déployé au-delà de la rampe empierrée. Le paradoxe, en la matière, vient de ce que notre spectateur se trouve cependant plongé par l’artiste dans le donné phénoménal de la création qui, de partout, l’excède.
Au contraire de ses homologues allemands qui, dans le premier quart du XIXe siècle, se désoleront d’être confrontés à l’énigme d’un monde sourd à l’élan qui les anime, le promeneur de Moreau l’Aîné prend la mesure de sa situation privilégiée (nous nous projetons sans peine dans ce spectateur dilettante un rien songeur). Ce mur, qui part en diagonale n’est pas pour rien dans la nostalgie qui pointe ici : Moreau nous mène à penser que s’annonce le temps de la séparation d’avec l’imaginaire classique. Ils vont disparaître à jamais ces arrière-pays peuplés d’invisibles présences, qui autorisaient les figures « mondaines » à se hisser au rang du mythe.
Pourtant, ébréché (à gauche), le mur matérialise une frontière non encore infranchissable qui permettra à Ingres ou à Delacroix de prolonger l’esprit de l’ancienne peinture, cela jusqu’à ce que Manet, uniquement attaché à l’épiphanie des seules apparences, signe son arrêt de mort. Symboliquement, le premier plan du tableau de Moreau est vide ou plutôt vidé de tout ce qui faisait des bois et des campagnes de Poussin ou de La Hyre des lieux fabuleux. Corot s’annonce, qui préparera à son tour l’Ecole de Barbizon.
Auteur : Pierre Fresnault-Deruelle