L’ange, comme en retrait
par Pierre Fresnault-Deruelle
BIOGRAPHIE
PAR LE MêME AUTEUR
Un ukiyo-é occidental
Cet inaudible cri qui nous assaille
Préséances
Le cubo-futurisme jazzy de Demuth
L’esprit des salons
L'embrasure fait le spectacle
Un balcon sur la mer
La cécité d’Holopherne
Lamento
Contrepoint
Photographie peinte
Une vaste salle d’attente
Une impassabilité de façade
Le grand absent
Cette jambe qui dépasse
Un éloge en forme d’ "icone"
Le gandin mélancolique
La couleur du temps
La diagonale
L’instant qui conte
Pas la vue, la vision : l’entrevision même
La laideur n’est pas inéluctable
Le mur ou la peinture séparée d’avec elle-même
L'immobile intranquillité de Jésus
Bacchanales
La conjoncture, forme supérieure de la conjonction
L'oeil du diadème
Du physique au méta-physique
La Loire
La barque bien menée
La réinvention de Gradiva
Le bout du monde
Le spectacle est aussi dans la salle
D’impassibles machines
Le surréalisme souriant de René Rimbert
La pesanteur et la grâce
Chambre avec vue sur rien
Surprise
Abscisses et ordonnées
Le bout du monde
Le testament d'Orphée
Ligéria ou le lit du fleuve
Soleil noir
Algorithme
Basse tension
Un tableau vivant
2500 ans avant le cinéma
La lune décrochée
La pesanteur et la grâce
Une bien profane icône
Une carte postale avant la lettre
Austère et jubilatoire
Le noeud rose
Entre-deux
Le mille-têtes
Le livre qui tombe
L'étendue du désastre
L’ange, comme en retrait
par Pierre Fresnault-Deruelle
Le premier livre de l’Ancien Testament nous conte que Sara, stérile, laisse Abraham connaître Agar, leur servante. De cette union naît Ismaël. Sara, toutefois, ne le supporte pas, qui enjoint à son époux de chasser Agar et son fils. Les deux infortunés fuient dans le désert, bientôt torturés par la soif. Sur la toile de Peyron, Agar qu’un restant de force maintient debout, s’est détournée de l’enfant qu’elle ne veut pas voir mourir. C’est alors que l’Ange du Seigneur apparaît, en même temps qu’aux pieds de la femme une source, soudain, se révèle (source qu’on devine à peine), et à l’eau de laquelle Agar et Ismaël vont pouvoir se désaltérer.
Le nocturnisme de la scène (que renforce l’étrange éclairement d’Agar), fait de l’Ange un personnage dont nous ne savons pas très bien s’il s’agit d’un être matérialisé pour les besoins de la cause ou d’une vision, d’une « parution » ou d’une apparition. De même, note-t-on que si l’Ange semble bien poser sa main sur le bras gauche d’Agar, force est, aussi, d’admettre que l’attouchement reste malgré tout incertain. Bref, la nature de l’espacement entre les personnages est décidément problématique. Est-ce à dire que la question du rapport à la divinité, et plus particulièrement son traitement dans le cadre de la scénographie classique a commencé d’entrer en crise ? Le fantastique, qui s’épanouira au XIXe s, s’annonce discrètement dans cette toile, où le peintre paraît ne plus assumer franchement la cohabitation entre des entités (un humain, un ange) que tout sépare.
A bien des égards, la place de l’Ange dans l’espace de la représentation nous semble tout à fait symptomatique. Peyron, qui a voulu que l’Envoyé de Dieu soit à la fois situé derrière Agar et en position surplombante, nous suggère ainsi que l’intervention du personnage ailé est à comprendre aux moins de deux manières. D’une part, l’Ange est bel et bien l’instrument de Dieu, dont la discrète bonté guide « insensiblement » Agar vers la source qu’on a dite. De ce point de vue, la Providence ne saurait mieux se dire. A cette figuration se superpose, d’autre part, une image un rien plus trouble. On veut dire qu’en se manifestant de la sorte, l’Ange a pour nous sinon un faux air de « revenant » (il arrive du fond sans crier gare), du moins l’allure d’une puissance tutélaire dont l’aérienne arrivée a, quoi qu’on en ait, à voir avec le crépuscule. A nouveau, les avant-courriers du romantisme se font entendre. Paradoxalement, ce noli me tangere, qui n’en est pas tout à fait un, est pour nous le plus convaincant des symboles : les expériences fondamentales n’ont-elles pas, toujours, pour caractéristique de relever de la conjecture ?
Le temps n’est pas si loin, où l’évocation aura plus à voir avec l’onirisme qu’avec la commémoration ou la célébration. En d’autres termes, les images triomphantes de la peinture d’histoire (biblique ou gréco-romaine) laissent désormais la place à l’idée que les jours de l’imaginaire de l’Ancien Régime sont maintenant comptés. Si Poussin affleure ici (on songe aux tons de son tableau L’hiver), Poussin dont on sait à quel point ses tableaux représentaient l’Antique, l’on devine que cette représentation-là, encore viable, est pourtant sur le point de changer de nature. Si le monde dans lequel se sont risqués Ismaël et sa mère est toujours peuplé de forces invisibles, il est remarquable de noter qu’Agar prend soin cependant de ne pas se retourner, en d’autres termes de maintenir la fiction de la présence immatérielle de l’Ange. C’est cette fiction que le Romantisme tentera de prolonger par le spectacle du songe ou les errements de la folie. Est-ce la raison pour laquelle Peyron a peint son Ange en retrait ?
Auteur : Pierre Fresnault-Deruelle