La réinvention de Gradiva
par Pierre Fresnault-Deruelle
BIOGRAPHIE
PAR LE MêME AUTEUR
Un ukiyo-é occidental
Cet inaudible cri qui nous assaille
Préséances
Le cubo-futurisme jazzy de Demuth
L’esprit des salons
L'embrasure fait le spectacle
Un balcon sur la mer
La cécité d’Holopherne
Lamento
Contrepoint
Photographie peinte
Une vaste salle d’attente
Une impassabilité de façade
Le grand absent
Cette jambe qui dépasse
Un éloge en forme d’ "icone"
Le gandin mélancolique
La couleur du temps
La diagonale
L’instant qui conte
Pas la vue, la vision : l’entrevision même
La laideur n’est pas inéluctable
Le mur ou la peinture séparée d’avec elle-même
L'immobile intranquillité de Jésus
Bacchanales
La conjoncture, forme supérieure de la conjonction
L'oeil du diadème
Du physique au méta-physique
La Loire
La barque bien menée
Le bout du monde
L’ange, comme en retrait
Le spectacle est aussi dans la salle
D’impassibles machines
Le surréalisme souriant de René Rimbert
La pesanteur et la grâce
Chambre avec vue sur rien
Surprise
Abscisses et ordonnées
Le bout du monde
Le testament d'Orphée
Ligéria ou le lit du fleuve
Soleil noir
Algorithme
Basse tension
Un tableau vivant
2500 ans avant le cinéma
La lune décrochée
La pesanteur et la grâce
Une bien profane icône
Une carte postale avant la lettre
Austère et jubilatoire
Le noeud rose
Entre-deux
Le mille-têtes
Le livre qui tombe
L'étendue du désastre
La réinvention de Gradiva
par Pierre Fresnault-Deruelle
« Dans un musée de peinture ou de sculpture, il me semble toujours que certains recoins perdus doivent être le théâtre de lubricités cachées ».
Michel Leiris, L’âge d’homme.
Une femme nue, répétée trois fois (à moins qu’il ne s’agisse de triplées) avance le long d’une avenue bordée de bâtiments dont on ne sait s’ils sont classiques ou néo-classiques. N’était le sol de la chaussée – trop lisse pour être antique – nous balancerions entre deux propositions exclusives l’une de l’autre : s’agit-il d’une scène romaine qui, quoique bien étrange, aurait quelque chose à voir avec les revivals de la peinture pompier, ou bien, s’agit-il, au contraire, d’un rêve d’aujourd’hui où, dans le plus simple appareil, ces beautés qu’on vient d’arracher au sommeil arpentent une artère restaurée d’archéologique façon? Variante du dernier cas : des hétaïres, qui sont aussi des prêtresses (Diane et Séléné président à la cérémonie), auraient quitté les cimaises du musée pour envahir les rues de la cité…
L’hypothèse du rêve (quel qu’il soit) gagne en crédibilité si nous gageons qu’avec cette « succession simultanée », les trois figures n’en font qu’une, distribuées le long de cet axe où le spatial semble transcrire le temporel. De fait, cette nouvelle Gradiva, qui peuple la perspective en se réverbérant dans la durée de sa trajectoire, est un écho visuel.
En vérité, Delvaux maintient équivalents les termes de l’alternative qu’on a dite (revival versus rêve), ou plutôt, les fond dans une unité d’un degré supérieur. Surréaliste sur ce point, il reprend l’héritage des symbolistes qui cultivèrent jusqu’à la folie l’idée selon laquelle les romains, jamais, n’ont cessé d’être parmi nous. Visiter Pompéï ou Stabiès, n’est-ce pas respirer le même air que Pétrone, ou Pline, avant que le Vésuve ne se fâche? Ce tableau, en somme, nous signifierait qu’en ondes régulières, l’aura préservée du monde antique continue de diffuser jusqu’à nous.
Nous sommes aux marges du fantastique, en cette zone interlope où les antinomies fondamentales se neutralisent. Comme descendue de son piédestal, cette femme bien en chair paraît ne pas avoir tout perdu du hiératisme des sculptures. Ses alter-ego qui la suivent ajoutent évidemment à notre trouble. Et nos repères de vaciller. Subvertie, l’unité de lieu laisse subodorer que nous sommes ici confrontés à des mondes incompatibles entre eux, mais que le peintre, malgré tout, a réussi à condenser : l’ancien et le nouveau, l’un et le multiple, la réalité et ses images, l’animé et le pétrifié, etc. Quelques années avant que l’artiste ne peigne cette toile, le frère de Giorgio de Chirico, Alberto Savinio, pressentant la montée des périls, écrit un texte où il parle du mouvement cadencé des statues qui avancent au pas. Une idée voisine perce dans ces curieuses figures, qui, si elles ne sont pas des automates, évoquent toutefois l’équivoque motion des somnambules. Nul doute qu’Hypnos est là, qui guide ces femmes aux yeux pourtant largement ouverts. Ne dirait-on pas, au reste, que ces belles endormies remontent de la nuit des temps. et que, portées par quelque flux mystérieux, ces femmes n’avancent pas, mais se propagent ?
Nous sommes en 1943. Du point de vue métaphorique, cette toile serait la trouée par laquelle s’épancherait la pressante et mortifère nostalgie de l’ordre ancien dont les Nazis tentent de faire un dogme (en se « purifiant » des « scories » de l’humanisme). De cette nostalgie, Delvaux – maniériste tourmenté – mesure ici toute la force d’attraction. Qu’on ne se méprenne point : l’artiste n’est en rien comparable aux peintres hitlériens (cf. Ivo Saliger), figés dans l’esthétisme romanisant qu’ils voulaient contagieux. S’il peut rappeler les défilés et décors des scénographes du III° Reich, l’archéologisme de Delvaux participe au premier chef du réalisme magique tel qu’on a pu le voir se développer chez un Karel Willinkpar par exemple. Ce monde de façades n’est longé par cette théorie de visiteuses que pour donner à l’architecture « déroulée » une raison de se maintenir debout. En définitive, ces femmes nues ont beau dire l’incessante poussée de la vie, et « remonter » vers l’avant comme autant de bulles à la surface de l’eau, elles ne font que passer en revue les structures vides d’une culture fossile au discours écholalique. De ce point de vue, la fantaisie sévère de Delvaux annonce les errances de l’âge post-moderne.
Gradiva :Littéralement « celle qui s’avance ». Ce personnage donne son nom au livre de Jensen Gradiva (postface de Freud).
Auteur : Pierre Fresnault-Deruelle