La pesanteur et la grâce
par Pierre Fresnault-Deruelle
BIOGRAPHIE
PAR LE MêME AUTEUR
Un ukiyo-é occidental
Cet inaudible cri qui nous assaille
Préséances
Le cubo-futurisme jazzy de Demuth
L’esprit des salons
L'embrasure fait le spectacle
Un balcon sur la mer
La cécité d’Holopherne
Lamento
Contrepoint
Photographie peinte
Une vaste salle d’attente
Une impassabilité de façade
Le grand absent
Cette jambe qui dépasse
Un éloge en forme d’ "icone"
Le gandin mélancolique
La couleur du temps
La diagonale
L’instant qui conte
Pas la vue, la vision : l’entrevision même
La laideur n’est pas inéluctable
Le mur ou la peinture séparée d’avec elle-même
L'immobile intranquillité de Jésus
Bacchanales
La conjoncture, forme supérieure de la conjonction
L'oeil du diadème
Du physique au méta-physique
La Loire
La barque bien menée
La réinvention de Gradiva
Le bout du monde
L’ange, comme en retrait
Le spectacle est aussi dans la salle
D’impassibles machines
Le surréalisme souriant de René Rimbert
Chambre avec vue sur rien
Surprise
Abscisses et ordonnées
Le bout du monde
Le testament d'Orphée
Ligéria ou le lit du fleuve
Soleil noir
Algorithme
Basse tension
Un tableau vivant
2500 ans avant le cinéma
La lune décrochée
Une bien profane icône
Une carte postale avant la lettre
Austère et jubilatoire
Le noeud rose
Entre-deux
Le mille-têtes
Le livre qui tombe
L'étendue du désastre
La pesanteur et la grâce
par Pierre Fresnault-Deruelle
L’effet est saisissant. Nos deux policiers, en planque derrière une statue de Shiva, sont sortis de leur cachette, impayables comme toujours. Cette vignette, qui met brutalement les policiers au contact d’un monde artistique de haute culture (la statuaire hindouiste, est aussi une superbe plaisanterie plastique.
De quoi en retourne t-il ? Outre le récit proprement dit, fort dramatique en ce passage puisque Milou doit être sacrifié, Hergé nous parle du télescopage de deux univers que tout oppose : d’une part, la morne et parfois très pesante réalité quotidienne, parcourue par des hommes bornés, voire stupides ; d’autre part, la réalité cosmique de Shiva dont on sait qu’il inspire, dans le sud de l’Inde, musiciens et danseurs. Le dieu, dont le pas suspendu est celui de quelque céleste funambule, fait naturellement des Dupondt les personnages les plus lourds qui soient. Ce dont les policiers, en deuil de l’intelligence, ne peuvent avoir la moindre idée. C’est évidemment à leur corps défendant, et pour notre plus grand amusement, qu’Hergé a collé dans les jambes de Shiva (alertes et quasi luxurieuses) ces pitres en melon, imperméables à toute idée de « convenance « , d’harmonie ou de poésie.
Il fallait la main d’un très grand dessinateur pour convoquer d’ aussi drôle façon la pesanteur grotesque et la grâce maniériste.
Sans atteindre à cet hapax, Hergé montrera, à plusieurs reprises, un goût très vif pour les télescopages formels de cette nature. Rappelons-nous : au début de ce même album, Tintin, de profil s’aventure dans un mastaba. Le jeune homme, qui croise les figures hiératiques des bas reliefs qui montent à sa rencontre ( p. 7, 3° strip) est à l’origine d’interférences graphiques subtilement ironiques. C’était comme si deux conceptions de la ligne claire venaient à se croiser !
Auteur : Pierre Fresnault-Deruelle