Cet inaudible cri qui nous assaille
par Pierre Fresnault-Deruelle
BIOGRAPHIE
PAR LE MêME AUTEUR
Un ukiyo-é occidental
Préséances
Le cubo-futurisme jazzy de Demuth
L’esprit des salons
L'embrasure fait le spectacle
Un balcon sur la mer
La cécité d’Holopherne
Lamento
Contrepoint
Photographie peinte
Une vaste salle d’attente
Une impassabilité de façade
Le grand absent
Cette jambe qui dépasse
Un éloge en forme d’ "icone"
Le gandin mélancolique
La couleur du temps
La diagonale
L’instant qui conte
Pas la vue, la vision : l’entrevision même
La laideur n’est pas inéluctable
Le mur ou la peinture séparée d’avec elle-même
L'immobile intranquillité de Jésus
Bacchanales
La conjoncture, forme supérieure de la conjonction
L'oeil du diadème
Du physique au méta-physique
La Loire
La barque bien menée
La réinvention de Gradiva
Le bout du monde
L’ange, comme en retrait
Le spectacle est aussi dans la salle
D’impassibles machines
Le surréalisme souriant de René Rimbert
La pesanteur et la grâce
Chambre avec vue sur rien
Surprise
Abscisses et ordonnées
Le bout du monde
Le testament d'Orphée
Ligéria ou le lit du fleuve
Soleil noir
Algorithme
Basse tension
Un tableau vivant
2500 ans avant le cinéma
La lune décrochée
La pesanteur et la grâce
Une bien profane icône
Une carte postale avant la lettre
Austère et jubilatoire
Le noeud rose
Entre-deux
Le mille-têtes
Le livre qui tombe
L'étendue du désastre
Cet inaudible cri qui nous assaille
par Pierre Fresnault-Deruelle
Au milieu du support (comme on pourrait dire au beau milieu de la figure), ce visage effaré/effarant. Est-ce celui d’un vieillard ou d’un malade maigre à faire peur ? Est-ce, encore, celui d’un avorton dont on sait que l’image se présente ici et là dans l’œuvre du peintre (par exemple in Madone, 1895) ? Difficile de se prononcer. Une chose apparaît à peu près claire, cependant : il s’agit d’un personnage en train de passer une frontière, marquée ici par la partie supérieure de la rambarde. Et les premières questions de reprendre vigueur. Est-il question d’un « réveil/naissance », autrement dit le personnage s’extrait-t-il du grand tout qui paraît le dominer, comme s’il s’agissait, pour lui, d’affronter le monde ? Ou faut-il voir, au contraire, chez ce personnage, dans les mains de qui « transite » sa propre tête, une façon de quitter l’insupportable réalité ? Quoi qu’il en soit, Munch capte cet instant d’angoisse où il faut « déloger ».
Roger Caillois parlait de « l’incertitude qui vient des rêves ». Cette réversibilité des choses se donne ici comme l’expression d’un rêve éveillé. Munch, qui ne fut jamais « dans son assiette », nous dit sa souffrance d’avoir à traverser la vie, avec la crainte constante de ne pouvoir échapper au délire. Protégé du gouffre par cette triple diagonale – qui creuse aussi fortement l’espace qu’un cri peut traverser le silence – ce personnage semble revenir de loin. Ou plutôt de si près – puisque nous côtoyons tous la folie – que la rambarde se fait garde-fou. Les repères, en effet, vacillent qui font de ce paysage nordique une sorte de maëlstromoù la terre, la mer, et les airs se confondent en un magma volcanique aux reflets changeants. Pis, l’homme ( s’il s’agit bien d’un individu de sexe masculin), ne semble plus pouvoir faire la différence entre lui-même en tant qu’entité et ce décor poisseux en train de le phagocyter .
Et les questions de continuer d’affluer ; les silhouettes, à l’arrière –plan figurent-elles des témoins impuissants que le peintre a représentés de « l’autre côté » de son propre délire ? S’est-il agi pour l’artiste d’installer un dispositif destiné à faire « remonter » son personnage jusqu’au point de le faire se reconnaître – d’où son effarement- dans notre propre visage ?
Basculement vertigineux . Nous pensions que ce monstre repoussant ne faisait que hurler sa terreur , alors qu’incrédules ( et comme sourds) nous ne comprenions pas qu’il voulait nous prévenir. Serait-ce, de fait, de notre monstruosité que le peintre veut nous parler ? Et ce gnome de devenir soudain ce double obscène qu’à la lisière de la conscience nous nous efforçons de considérer comme un étranger. Preuve éclatante de notre mauvaise foi. A une époque où Rimbaud peut déclarer que « Je est un autre », Munch répond ( (tirant les conséquences de la parole du poète) qu’il est temps de regarder la folie qui nous habite.
Cri est une composition majeure en ce que le peintre a su, comme personne, manifester ce que nous craignons le plus : la perte de nos propres jalons. Le subjectif et l’objectif, la lucidité et le cauchemar se brouillent d’inextricable façon. A la césure des courants symbolistes et expressionniste, cette œuvre qui témoigne de la lutte héroïque que Munch mène contre ses propres démons nous signifie, paradoxalement, que nous ne sommes pas seuls au monde !
Auteur : Pierre Fresnault-Deruelle