Basse tension
par Pierre Fresnault-Deruelle
BIOGRAPHIE
PAR LE MêME AUTEUR
Un ukiyo-é occidental
Cet inaudible cri qui nous assaille
Préséances
Le cubo-futurisme jazzy de Demuth
L’esprit des salons
L'embrasure fait le spectacle
Un balcon sur la mer
La cécité d’Holopherne
Lamento
Contrepoint
Photographie peinte
Une vaste salle d’attente
Une impassabilité de façade
Le grand absent
Cette jambe qui dépasse
Un éloge en forme d’ "icone"
Le gandin mélancolique
La couleur du temps
La diagonale
L’instant qui conte
Pas la vue, la vision : l’entrevision même
La laideur n’est pas inéluctable
Le mur ou la peinture séparée d’avec elle-même
L'immobile intranquillité de Jésus
Bacchanales
La conjoncture, forme supérieure de la conjonction
L'oeil du diadème
Du physique au méta-physique
La Loire
La barque bien menée
La réinvention de Gradiva
Le bout du monde
L’ange, comme en retrait
Le spectacle est aussi dans la salle
D’impassibles machines
Le surréalisme souriant de René Rimbert
La pesanteur et la grâce
Chambre avec vue sur rien
Surprise
Abscisses et ordonnées
Le bout du monde
Le testament d'Orphée
Ligéria ou le lit du fleuve
Soleil noir
Algorithme
Un tableau vivant
2500 ans avant le cinéma
La lune décrochée
La pesanteur et la grâce
Une bien profane icône
Une carte postale avant la lettre
Austère et jubilatoire
Le noeud rose
Entre-deux
Le mille-têtes
Le livre qui tombe
L'étendue du désastre
Basse tension
par Pierre Fresnault-Deruelle
Eva Kunze a procédé à un regroupement improbable d’objets. Posés sur un grand carton qu’une ficelle enserre verticalement et horizontalement, ces objets disent la relégation des choses désaffectées. Si l’on subodore, pourtant, que ces dernières ont été choisies pour leur forme ou leur couleur, il reste que ces objets ne forment ni une famille, à la manière de Giorgio Morandi, ni un ensemble explicitement apprêté comme chez Georges Rohner.
Nous ne sommes plus, ici, aux confins du monde, là où gronde encore vaguement la peinture d’histoire, mais, plus prosaïquement, en présence de choses en mal de rangement. Du moins, c’est ce qu’il semble. Car l’œil a tôt fait de repérer dans ce bric-à-brac les marques de la plus subtile des compositions. Notons à ce propos que les tons locaux ont un velouté sans pareil, dus au traitement du pastel que des zones de luisance rehaussent d’éclats assagis.
Mentionnons également que le registre chromatique n’est pas très éloigné des dessinateurs de « la ligne claire », tels Hergé, ou Jacobs, dont les gammes de liaison, faites de vert, de beige ou de violet, modulent la quadrichromie, allant jusqu’à faire de celle-ci un monde homogène à l’abri de la corruption. Bref, la rigueur des Puristes, comme Jeanneret et Ozenfant, retrouve ici le moelleux de Chardin.
L’idée nous vient soudain que la hiérarchie des items représentés – les objets / le carton – n’est pas nécessairement celle qu’on pense ni même si cette hiérarchie est une distinction bien pertinente. Pourquoi, après tout, ne pas voir dans l’exposition des objets sur le carton la raison d’être de ce dernier ? L’hyperréaliste gaufrage dudit carton, en effet, est un stupéfiant « morceau de peinture ». Sans doute, n’est-il pas inutile d’ajouter que le mot giro signifiant « tour » en italien, imprimé sur le paquet, dit peut-être que la hiérarchie signalée il y a un instant est renversable : la lettre O de giro n’est-elle pas, à cet égard, en train de rouler sur elle-même ?
Ce bric-à-brac (qui est au cercle domestique ce que la banlieue est à la ville chez Léo Heinquet) nous charme pour d’autres raisons encore. Bien que contemporain, on dirait que le modeste arrière monde d’Eva Kunze se trouve recouvert d’une fine pellicule de poussière. Comme si cet « ici et maintenant » n’avait pu être fixé qu’au prix d’une atténuation de sa vitalité. Ce qui est le propre d’une visée « méta-physique ». La discrétion remarquable de ce petit désordre d’objets baignant dans la lumière spéciale d’un recoin rappelle, il est vrai, certaines vanités de l’âge baroque. L’éloquence de notre artiste vise juste : la « vie coite » qu’elle nous offre a l’intensité basse des euphémismes.
La fragile beauté du monde dans trois fois rien.
Auteur : Pierre Fresnault-Deruelle