Le surréalisme souriant de René Rimbert
par Pierre Fresnault-Deruelle
BIOGRAPHIE
PAR LE MêME AUTEUR
Un ukiyo-é occidental
Cet inaudible cri qui nous assaille
Préséances
Le cubo-futurisme jazzy de Demuth
L’esprit des salons
L'embrasure fait le spectacle
Un balcon sur la mer
La cécité d’Holopherne
Lamento
Contrepoint
Photographie peinte
Une vaste salle d’attente
Une impassabilité de façade
Le grand absent
Cette jambe qui dépasse
Un éloge en forme d’ "icone"
Le gandin mélancolique
La couleur du temps
La diagonale
L’instant qui conte
Pas la vue, la vision : l’entrevision même
La laideur n’est pas inéluctable
Le mur ou la peinture séparée d’avec elle-même
L'immobile intranquillité de Jésus
Bacchanales
La conjoncture, forme supérieure de la conjonction
L'oeil du diadème
Du physique au méta-physique
La Loire
La barque bien menée
La réinvention de Gradiva
Le bout du monde
L’ange, comme en retrait
Le spectacle est aussi dans la salle
D’impassibles machines
La pesanteur et la grâce
Chambre avec vue sur rien
Surprise
Abscisses et ordonnées
Le bout du monde
Le testament d'Orphée
Ligéria ou le lit du fleuve
Soleil noir
Algorithme
Basse tension
Un tableau vivant
2500 ans avant le cinéma
La lune décrochée
La pesanteur et la grâce
Une bien profane icône
Une carte postale avant la lettre
Austère et jubilatoire
Le noeud rose
Entre-deux
Le mille-têtes
Le livre qui tombe
L'étendue du désastre
Le surréalisme souriant de René Rimbert
par Pierre Fresnault-Deruelle
Il s’agit d’un carrefour urbain dont la caractéristique est d’être désert, à l’exception d’une femme brune, en rouge, dont nous ne voyons qu’une jambe et un fragment de robe. Elle franchit le bord de la toile comme on franchirait sur la scène une porte, côté jardin. Elle a affaire ailleurs et, pour cette raison, signifie la vacance du lieu. L’avenue oblique qui remonte vers la droite, elle aussi est vide, n’étaient la voiture gris-bleu, aux phares vaguement anthropomorphes, les deux petits personnages, vus de dos (dont une petite fille vêtue d’orange), ainsi que l’arrière-train d’un petit chien noir. Décidément, sur cette huile, les êtres vivants hantent plus la scène qu’ils ne l’habitent.
Au premier plan, à gauche, le peintre a retenu le fragment de la devanture d’un restaurant, avec sa plante en pot et son rideau blanc. Donnant sur le trottoir d’en face, l’entrée, sans grâce, d’un immeuble, fait le coin de la rue. Quelques affiches, partiellement arrachées ou délavées, sur le mur de côté du restaurant, égayent tristement l’espace public, tandis qu’entre deux volets ouverts à l’étage, un géranium tente de percer l’ombre.
Le charme (par définition très difficile à analyser) de cette attachante petite huile tient sans doute, pour partie, au cadrage de son sujet, ou plutôt à son « décadrage ». On sait, depuis Edgar Degas, que le sujet du tableau est tributaire de la façon dont celui-ci est parfois « évité ». Le fait qu’êtres et objets, en principe disposés pour faire « bonne figure », soient ici sèchement tronqués ou plus simplement relégués dans l’anonymat des fonds, n’est pas pour rien dans la manière dont est évoqué le mystère du monde, toujours manifesté, pour sa part, sur le mode du manque ou l’esquive. Mais ce n’est pas d’impénétrabilité ou de fermeture que l’artiste fait état. Son propos est différent, qui veut mettre l’accent sur la « réserve » des choses, dans la mesure où, seule, une approche modeste de ces dernières peut en permettre l’apprivoisement. Ainsi l’arbre (un tilleul ?), dont la masse verte déborde à peine du mur, nous indique-t-il que la cour attenante à la demeure est un hortus conclusus où l’on cultive, l’été venu, l’art de prendre le frais. Ainsi les grilles, que redoublent les conifères de la propriété du fond, nous suggèrent-elles cette provincialité cachée, faite de terrasses et de fauteuils de jardin, que nous dévoilèrent Bonnard et Vuillard.
Comme chez l’américain Edward Hopper (Sunday Morning), le décor de la ville aurait tout pour engendrer le sentiment de la déréliction. Or, il n’en est rien. Bien qu’à l’opposite du pittoresque, Synchronie argenteuillaise laisse sourdre un peu de la bizarrerie familière qu’on trouve chez un Atget, voire un Doisneau. Dans le quartier de banlieue aux allures de bourg, la vie ne s’est pas retirée ; elle est seulement tapie, et veut que l’état de suspension -l’amorti- dans lequel elle se complaît, soit, comme on l’a dit, l’expression d’une retenue. Ce qui, on en conviendra, diffère profondément de la raréfaction de l’humain dont témoigna l’artiste new-yorkais qu’on a cité. Pour le dire autrement, l’huile de René Rimbert ne nous parle pas tant de l’espace (c’est pourtant d’un carrefour qu’il s’agit) que de temps, particulièrement du temps qui semble s’éterniser entre les plis du monde chez un Vermeer ou un Balthus (celui du Passage du commerce Saint-André).
Naïve sans doute, Synchronie argenteuillaise, l’est-elle. Mais plus que de naïveté, on inclinera à parler de surréalisme tel qu’il se manifeste chez un Jules Lefranc
où le minutieux rendu des lieux le dispute à leur étrange incomplétude. À l’instar de ces autres toiles que sont La rue Férou et les tours de Saint-Sulpice et La porte cochère, notre tableau a quelque chose d’enchanté dans la mesure où la « vie coite » dont il témoigne est d’abord la résultante d’un accord apaisé entre les bleus et les ocres qui en constituent la matière première. Distribuées en fonction d’une répartition sagement conformes aux objets qui meublent la toile, les couleurs assourdies de cette œuvre rayonnent d’une aura d’autant plus « charmante » que le support est de dimensions modestes : rien ne semble encore dispersé de ce foyer de pâle intensité ; et, en cette heure crépusculaire, un rien magrittienne, les choses paraissent diffuser la lumière accumulée tout au long de la journée.
Auteur : Pierre Fresnault-Deruelle