Du physique au méta-physique
par Pierre fresnault-Deruelle
BIOGRAPHIE
PAR LE MêME AUTEUR
Un ukiyo-é occidental
Cet inaudible cri qui nous assaille
Préséances
Le cubo-futurisme jazzy de Demuth
L’esprit des salons
L'embrasure fait le spectacle
Un balcon sur la mer
La cécité d’Holopherne
Lamento
Contrepoint
Photographie peinte
Une vaste salle d’attente
Une impassabilité de façade
Le grand absent
Cette jambe qui dépasse
Un éloge en forme d’ "icone"
Le gandin mélancolique
La couleur du temps
La diagonale
L’instant qui conte
Pas la vue, la vision : l’entrevision même
La laideur n’est pas inéluctable
Le mur ou la peinture séparée d’avec elle-même
L'immobile intranquillité de Jésus
Bacchanales
La conjoncture, forme supérieure de la conjonction
L'oeil du diadème
La Loire
La barque bien menée
La réinvention de Gradiva
Le bout du monde
L’ange, comme en retrait
Le spectacle est aussi dans la salle
D’impassibles machines
Le surréalisme souriant de René Rimbert
La pesanteur et la grâce
Chambre avec vue sur rien
Surprise
Abscisses et ordonnées
Le bout du monde
Le testament d'Orphée
Ligéria ou le lit du fleuve
Soleil noir
Algorithme
Basse tension
Un tableau vivant
2500 ans avant le cinéma
La lune décrochée
La pesanteur et la grâce
Une bien profane icône
Une carte postale avant la lettre
Austère et jubilatoire
Le noeud rose
Entre-deux
Le mille-têtes
Le livre qui tombe
L'étendue du désastre
Du physique au méta-physique
par Pierre fresnault-Deruelle
« Je connais un homme en Christ qui a été ravi jusqu’au Troisième ciel, soit en corps soit en esprit, Dieu le sait ; mais je sais bien que cet homme a été ravi jusqu’au paradis et a ouï des mystères ineffables qu’il n’est pas permis a l’homme de dire ». Tels sont les mots que Paul, parlant de soi-même, prononce dans sa seconde Epître aux Corinthiens ( chap 12).
De fait, Il est formidable ce ravissement de saint-Paul, qui apparaît au croyant comme le pendant de sa révélation sur le chemin de Damas (alors qu’il persécute les chrétiens), chemin où l’homme, littéralement, va se trouver atterré. Comme le texte sacré auquel elle réfère, la toile de Poussin est ambiguë à souhait : vision ou prodige? Quoi qu’il en soit, si l’homme des Epîtres s’arrache à sa condition terrestre, il n’est pas exagéré de dire que le spectateur éprouve, lui aussi, quelque chose de ce ravissement. Non qu’à l’instar de saint-Paul l’amateur se sente transporté par la puissance divine, mais parce que l’art bouleverse, manifestant, ici, avec une maestria hors pair, l’idée de transcendance. La posture des personnages, procède à la fois des scénographies baroques, déployées aux plafonds des palais romains (à l’ombre desquels Poussin brosse ses toiles), et des machineries d’opéra, capables d’élever, dans les airs, dieux et héros. Le rouge -dense – de la tunique de Paul ou l’orange – éclatant – de la robe de l’ange devraient peser plus lourd que le bleu, le mauve ou le gris floconneux des nuées ; or, il se trouve que ces plages de couleurs vives voient leur « poids » allégé par le mouvement rayonnant des bras et des ailes du groupe en pleine ascension. Soudain congédiée, la pesanteur laisse place à la grâce, le disegno sculptural au feu du coloris.
On sait ce qu’il en est de la « magnification » grâce à laquelle certains personnages peints accèdent à l’ultra-monde où les corps, libérés des servitudes de l’incarnation, évoluent dans l’éther. Cadré da sotto in sù,l’ « arrachement » de Paul se donne évidemment comme une vision, mais aussi comme une image qui restituerait scrupuleusement l’aspect des volumes dans un espace très maîtrisé : la plastique est au service du surnaturel. Nicolas Poussin subjugue, en nous montrant ce moment où le saint homme passe de la sphère physique à celle de la « méta-physique ». Comment ne pas remarquer, en effet, que le cadre de la scène, dans sa partie basse, est fait de piliers référant à quelque temple, alors que, dans le haut de la toile, les vapeurs d’orage ont définitivement gagné sur la pierre, partant sur la topographie que matérialise l’architecture palatiale ?
La perspective, neutralisée au fur et à mesure que l’on s’élève dans la « géographie » du tableau, laisse toute sa place à la contiguïté active des formes-couleurs « au travail » dans le groupe céleste.Extatiques, et comme aspirés par le vent Paraclet, les personnages, qu’un ¦il distrait pourrait croire trivialement agglutinés, disent, au contraire, la gloire de l’émancipation. Un détail, cependant, pique l’attention : la jambe gauche de Paul est particulièrement pendante. Le Brun émet à cet égard l’idée que l’homme trahirait ainsi son « penchant » pour la vie charnelleŠ Quant à l’ordre « mondain » et ses étagements réglés, tels que l’exprime le paysage du bas de l’image, ils ne sont donnés que pour mémoire.
Pas tout à fait cependant. La disposition et la composition d’une nature morte – un livre et une épée posés sur le sol – retiennent l’attention. Que faut-il voir dans ces deux objets ? L’épée, d’évidence est celle par laquelle Paul, futur martyr de la jeune chrétienté, annonce sa décapitation, à Rome ; le livre ; pour sa part, est plus difficile à interpréter. S’agit-il de la réunion des Epîtres que Paul ne cessa d’envoyer aux communautés qu’il visitait (les Thessaloniciens, les Ephésiens, les Corinthiens, Les Galates, etc.)? Ou bien – l’épée maintenant le livre fermé – s’agit-il de l’ Ancien Testament , que Paul, juif converti, commence de délaisser au nom de la Nouvelle Alliance.
Auteur : Pierre fresnault-Deruelle