L’instant qui conte
par Pierre Fresnault-Deruelle
BIOGRAPHIE
PAR LE MêME AUTEUR
Un ukiyo-é occidental
Cet inaudible cri qui nous assaille
Préséances
Le cubo-futurisme jazzy de Demuth
L’esprit des salons
L'embrasure fait le spectacle
Un balcon sur la mer
La cécité d’Holopherne
Lamento
Contrepoint
Photographie peinte
Une vaste salle d’attente
Une impassabilité de façade
Le grand absent
Cette jambe qui dépasse
Un éloge en forme d’ "icone"
Le gandin mélancolique
La couleur du temps
La diagonale
Pas la vue, la vision : l’entrevision même
La laideur n’est pas inéluctable
Le mur ou la peinture séparée d’avec elle-même
L'immobile intranquillité de Jésus
Bacchanales
La conjoncture, forme supérieure de la conjonction
L'oeil du diadème
Du physique au méta-physique
La Loire
La barque bien menée
La réinvention de Gradiva
Le bout du monde
L’ange, comme en retrait
Le spectacle est aussi dans la salle
D’impassibles machines
Le surréalisme souriant de René Rimbert
La pesanteur et la grâce
Chambre avec vue sur rien
Surprise
Abscisses et ordonnées
Le bout du monde
Le testament d'Orphée
Ligéria ou le lit du fleuve
Soleil noir
Algorithme
Basse tension
Un tableau vivant
2500 ans avant le cinéma
La lune décrochée
La pesanteur et la grâce
Une bien profane icône
Une carte postale avant la lettre
Austère et jubilatoire
Le noeud rose
Entre-deux
Le mille-têtes
Le livre qui tombe
L'étendue du désastre
L’instant qui conte
par Pierre Fresnault-Deruelle
Du haut de la butte qu’elle va bien finir par dépasser, la charrette tente d’avancer contre vents et marées. L’orage court, et les nuées s’amoncellent. Le soleil risque encore quelques rayons, éclairant, à droite, une déferlante de moutons affolés, à gauche, la tunique rouge d’un paysan qui s’arc-boute à l’arrière du véhicule. En tête de ce dernier, le bœuf, la tête relevée, regimbe devant la tempête. Le dos creusé, il meugle. Sur la charrette, deux femmes -une jeune fille et sa mère- se tassent, qui font le gros dos, tandis qu’au sommet de cet équipage une bâche claque au vent.
La toile de Fragonard est constituée de deux ensembles antagonistes : d’une part, la masse bleu-gris des nuages, qui file, ourlée ici et là de formations blanchâtres ; d’autre part, la charrette qui, embourbée, s’efforce, malgré tout, d’aller de l’avant. Cédant à la panique, et comme aggravant le mouvement général des nuées, les moutons dévalent du monticule, accompagnés par le reste d’un plus vaste troupeau. Par leur masse, ils font néanmoins partie du « socle » terreux sur lequel se tient la charrette dont la pesante silhouette dit la résistance au flux formidable de l’orage. Précaire et superbe conjonction d’un couple de forces opposées.
La ruée des coloris l’emporte sur le dessin des choses qui, bousculées, témoignent des libertés prises avec le rendu académique des apparences. La facture léchée Des heureux hasards de l’escarpolette ou du Baiser à la dérobée a été rejetée par le peintre qui abonde dans le sens de Roger de Piles, théoricien de l’ »accidentel »et de la couleur locale. Rappelant celui de Rubens, son pinceau, qui dissout les contours, excelle dans le rendu de la confusion. La toile brune du chariot n’est-elle pas, à cet égard, une forme flottante qui ajoute à la course des nuages ? Et le corps sombre du bœuf, qui tire le chariot, une forme mal dégagée du terrain montueux d’où il tente de s’extraire ? Quant aux moutons, pris dans le faisceau de l’éclairage, ne sont-ils pas, encore, une coulée de lumière, d’une substance analogue aux rochers qu’ils contournent ? En bref, Fragonard, qui ne s’occupe pas de savoir si son tableau peut être, ou non, confondu avec une esquisse, révèle l’alacrité d’un artiste chez qui lefare presto est seul capable de répondre au sentiment d’urgence qui l’anime. « Le peintre n’a qu’un instant » déclare Denis Diderot ; « et il ne lui est pas plus permis d’embrasser deux instants que deux actions ». D’où cette touche floconneuse, précipitée en vagues impatientes, désireuse de capter l’instant qui conte si bien.
Quelque chose se profère, débordant de toutes parts cette scène de genre où, pour un peu, le grandiose chasserait le pittoresque. Bravant l’anachronisme, faut-il aller jusqu’à voir dans la montagne, au loin, un « pâtre-promontoire » assailli par les cumulus ? Quarante ans séparent cette toile de la Révolution. Autant dire que l’ordre du monde, même livré aux cahots de l’histoire, poursuit uniment sa carrière. Pourtant, si les « orages désirés », chers à Chateaubriand, ne sont pas encore de saison, le spectacle de leur « levée » est déjà recherché.
Depuis la Renaissance, le désordre, le chaos, mais aussi l’emportement ne laissent pas d’inspirer les peintres qui, baroques ou classiques multiplient parousies, paniques, batailles ou… assomptions en des machines « bouleversantes ». Fragonard, que la peinture d’histoire laisse de marbre, fait montre, en revanche, d’une générosité épique pour des sujets de moindre importance.
Auteur : Pierre Fresnault-Deruelle