Un éloge en forme d’ « icone »
par Pierre Fresnault-Deruelle
BIOGRAPHIE
PAR LE MêME AUTEUR
Un ukiyo-é occidental
Cet inaudible cri qui nous assaille
Préséances
Le cubo-futurisme jazzy de Demuth
L’esprit des salons
L'embrasure fait le spectacle
Un balcon sur la mer
La cécité d’Holopherne
Lamento
Contrepoint
Photographie peinte
Une vaste salle d’attente
Une impassabilité de façade
Le grand absent
Cette jambe qui dépasse
Le gandin mélancolique
La couleur du temps
La diagonale
L’instant qui conte
Pas la vue, la vision : l’entrevision même
La laideur n’est pas inéluctable
Le mur ou la peinture séparée d’avec elle-même
L'immobile intranquillité de Jésus
Bacchanales
La conjoncture, forme supérieure de la conjonction
L'oeil du diadème
Du physique au méta-physique
La Loire
La barque bien menée
La réinvention de Gradiva
Le bout du monde
L’ange, comme en retrait
Le spectacle est aussi dans la salle
D’impassibles machines
Le surréalisme souriant de René Rimbert
La pesanteur et la grâce
Chambre avec vue sur rien
Surprise
Abscisses et ordonnées
Le bout du monde
Le testament d'Orphée
Ligéria ou le lit du fleuve
Soleil noir
Algorithme
Basse tension
Un tableau vivant
2500 ans avant le cinéma
La lune décrochée
La pesanteur et la grâce
Une bien profane icône
Une carte postale avant la lettre
Austère et jubilatoire
Le noeud rose
Entre-deux
Le mille-têtes
Le livre qui tombe
L'étendue du désastre
Un éloge en forme d’ « icone »
par Pierre Fresnault-Deruelle
Comparée au tableau de Baudry (Musée des Beaux-Arts de Nantes), peint en 1858, la toile de David impose la simplicité noble d’une peinture d’histoire, voire d’une îcone que son sujet laïque aurait à peine amoindrie : martyr de la révolution, Marat accède littéralement au hiératisme des pietà 1. L’oeuvre, divisée en deux plages hétérogènes, est brossée de telle manière que le personnage, de facture lisse et fortement modelé par l’éclairage, s’enlève sur un fond étrangement informel où s’affirme le travail du pinceau. Gagnant en densité au voisinage de la tête, le fond est obscurci pour qu’éclate toute la blancheur du turban2. Ainsi, nimbé de ce linge ajoutant au pathétique du visage (sans qu’il soit pour autant question du moindre « mélo »), l’ami du peuple, comme après une Déposition, annonce-t-il une mise au tombeau. Et le drap le long duquel pend le bras de se transformer en suaire. Erigée de la sorte, la scène se prédisposait d’emblée à rester « dressée » dans notre mémoire.
En restaurateur du « grand goût », David a renoué avec la structure orthogonale des sévères compositions du siècle de Louis XIV (cf. La Visitation de Le Brun, L’autoportaitde Poussin, La réunion d’amis de Le Sueur, etc.). Le décor, pourtant réduit au minimum (la baignoire, la caisse), est fermement établi, de sorte qu’horizontales et verticales forment un réseau où le jeu souple des lignes du personnage peut se déployer en un lieu tout trouvé. Justesse de la géométrie qui ne céde, in fine, qu’au basculement3 du corps vaincu. L’homme, en effet, n’est pas peint comme si, par on ne sait quel délire vériste, David avait cru devoir restituer le théâtre du crime, mais disposé, comme doit être celui devant qui il convient de s’incliner. Certes, les indices de l’assassinat abondent (la blessure, le couteau au manche rougi tombé à l’aplomb de cette dernière, le drap souillé, etc. font partie de l’hagiographie en cours d’élaboration), il reste que c’est une image apaisée que l’artiste a voulu offrir aux députés de la Convention. En un mot, Marat n’est pas affalé dans quelque sanglant désordre destiné à susciter colère ou pitié. Mais, à la manière des figures non encore transies des bas-reliefs, il repose.
Isomorphe à la toile, la caisse, sur laquelle se tient une sobre nature morte, se présente à la manière d’une stèle et le texte qui s’y trouve tracé, se change évidemment en épitaphe gravée. Admirable naturalisation des signes qui fait de cette modeste planche de bois, non seulement le contre-point plastique de la surface peinte prise dans son ensemble, mais aussi le topos où chaque « notation » prend valeur d’emblème. Ainsi, en est-t-il de l’entaille (en haut de la caisse) qui rappelle les lèvres de la plaie sur la poitrine, des diverses marques ou éraflures dont le peintre a voulu qu’elles entament le bois du meuble et qui font système avec le rapiéçage du drap (en bas à gauche) : toutes litotes où David signifie l’austérité sans concession dans laquelle vivait son héros. Ainsi, encore, de la plume jouxtant l’encrier d’étain, disposée là, sans doute, pour qualifier Marat-le-publiciste (son extrémité, noire d’encre, est à la verticale de l’autre plume que l’homme tient encore en main), et qui fonctionne comme l’index de celui-lui même qui, de l’autre côté de la mort, peut continuer d’affirmer : « N’ayant pu me corrompre, ils m’ont assassiné ». L’éloquence faite peinture.
1 Revenons un instant au tableau de Baudry : plus d’un siècle après la Révolution, la contre révolution cléricale ne retiendra de cet « épisode » fameux que la figure exaltée de Charlotte Corday « venue libérer les français de l’un de ses plus cruels bourreaux ». Le port de tête de la jeune femme emprunte à l’iconographie johannique qui, précisémment, s’installe à cette époque. Cf.Jean Garrigues, Images de la Révolution , ed. de May / B.D.I.C., 1988.
2 David rejoint ici Zurbaràn qui peignit son Saint Sérapion en 1628 (Hartford, Connecticut) : la tête penchée sur la gauche du supplicié, les nuances du blanc de l’habit du dominicain sur un fond « tête de nègre ».
3 Le mot est empruntée à Jean Clay, Le Romantisme, Hachettes-Réalités.
Auteur : Pierre Fresnault-Deruelle