Photographie peinte
par Pierre Fresnault-Deruelle
BIOGRAPHIE
PAR LE MêME AUTEUR
Un ukiyo-é occidental
Cet inaudible cri qui nous assaille
Préséances
Le cubo-futurisme jazzy de Demuth
L’esprit des salons
L'embrasure fait le spectacle
Un balcon sur la mer
La cécité d’Holopherne
Lamento
Contrepoint
Une vaste salle d’attente
Une impassabilité de façade
Le grand absent
Cette jambe qui dépasse
Un éloge en forme d’ "icone"
Le gandin mélancolique
La couleur du temps
La diagonale
L’instant qui conte
Pas la vue, la vision : l’entrevision même
La laideur n’est pas inéluctable
Le mur ou la peinture séparée d’avec elle-même
L'immobile intranquillité de Jésus
Bacchanales
La conjoncture, forme supérieure de la conjonction
L'oeil du diadème
Du physique au méta-physique
La Loire
La barque bien menée
La réinvention de Gradiva
Le bout du monde
L’ange, comme en retrait
Le spectacle est aussi dans la salle
D’impassibles machines
Le surréalisme souriant de René Rimbert
La pesanteur et la grâce
Chambre avec vue sur rien
Surprise
Abscisses et ordonnées
Le bout du monde
Le testament d'Orphée
Ligéria ou le lit du fleuve
Soleil noir
Algorithme
Basse tension
Un tableau vivant
2500 ans avant le cinéma
La lune décrochée
La pesanteur et la grâce
Une bien profane icône
Une carte postale avant la lettre
Austère et jubilatoire
Le noeud rose
Entre-deux
Le mille-têtes
Le livre qui tombe
L'étendue du désastre
Photographie peinte
par Pierre Fresnault-Deruelle
Vers la fin des années 50, Georges Leroux peint Dans la grande Galerie. Ce faisant, l’artiste annonce les hyperrréalistes. Ce rapprochement, cependant, se révèle impertinent, dans la mesure où ce tableau a peu de choses à voir l’aspect lisse et glacé des «photographies peintes» d’un Ralph Goings ou d’un Richard Estes. Si Dans la grande Galerie du Louvre est un tableau dont le sujet doit, certes, aux clichés des chasseurs d’images, l’on comprend vite que cette huile mise d’abord sur l’anachronisme qui ne manque pas de se produire entre le sujet (moderne) de la toile et le classicisme de sa facture. D’où il ressort que Georges Leroux n’est pas tant le devancier des hyperréalistes que l’héritier d’Edward Hopper.
L’analyse nous mène à comprendre que ce tableau repose en fait sur une sorte de déni ou plutôt d’antilogie1puisque la composition de Georges Leroux fait mine de n’être pas composée, ce qui est une contradiction dans les termes ! A n’en point douter le propos visé par le peintre relève de la gageure, qui veut que son image soit une dispositio au sens classique du terme (présupposant l’idée de cadre) alors que, dans l’esprit de Leroux, l’esthétique de l’écran (cadrage) doit malgré tout prévaloir. Que penser de ce désaccord assumé ?
On sait que, durant la seconde moitié du XIX° s., peinture et photographie 2 connaissent des moments conflictuels, mais que, chacun des deux modes de représentation ayant trouvé ou retrouvé ses marques, la polémique s’est, soit éteinte, soit transformée en instance d’appréciation critique. Ainsi, au XX°s., les peintres Le Gac et Hucleux reprennent-ils une part de son bien à « l’écriture de la lumière », tandis que les photographes Christian Milovanoff ou Martine Franck célèbrent à leur façon l’atmosphère des grands musées. Notre artiste, lui aussi, participe de cet entre -deux où s’illustrèrent aussi bien les pictorialistes d’antan que s’exposent aujourd’hui certains «clichéistes», tel Georges Leroux. De la «peinture continuée» des uns à la «photographie réinventée» des autres s’opère un passage que Dans la grande galerie du Louvre , précisément, incarne de manière confondante.
Cette toile est un palimpseste où vient, entre autres, affleurer cette vision d’Hubert Robert imaginant, à la fin des Lumières, que le célèbre palais parisien, un jour, ne sera plus que ruines à l’instar de ce que sont devenus, pour nous, les monuments de l’ancienne Rome. Sa vue de la Grande Galerie du Louvre au plafond effondré est une rêverie dont la vraisemblance nous trouble fort, puisque nous savons notre civilisation mortelle. Par contraste, éclate chez Leroux l’idée euphorique du culte de la conservation, autrement dit l’idée de la disparition conjurée des chefs-d’œuvre (le grand Louvre, à cet égard, est un comble en la matière).On ne saurait taire, pourtant, ceci : au-delà de cette foule, les hérauts de Caravage3, de Bernardino Luini 4 , ou de Vinci5, font tapisserie, qui observent l’étrange déambulation de ces visiteurs, pour la plupart distraits ou incurieux. Il est vrai qu’en principe un abîme sépare La Belle Ferronnière de ces promeneurs, dont les mondes respectifs, jamais ne se croiseront, mais que le peintre s’est ironiquement ingénié à rapprocher. Seule, la petite fille en rouge – petite Euménide6 qui ne dit pas son nom – est intriguée par ce qui se passe. Elle regarde le peintre/photographe qui fixe la scène et comprend sans comprendre que ces grandes figures tutélaires peuplant les murs ainsi que ces individus venus leur rendre un vague culte un dimanche après-midi, c’est tout un. Ou plutôt que, parmi tous ces fantômes, les plus inconsistants ne sont peut-être pas ceux qu’on croit.
Auteur : Pierre Fresnault-Deruelle