Le mille-têtes
par Pierre Fresnault-Deruelle
BIOGRAPHIE
PAR LE MêME AUTEUR
Un ukiyo-é occidental
Cet inaudible cri qui nous assaille
Préséances
Le cubo-futurisme jazzy de Demuth
L’esprit des salons
L'embrasure fait le spectacle
Un balcon sur la mer
La cécité d’Holopherne
Lamento
Contrepoint
Photographie peinte
Une vaste salle d’attente
Une impassabilité de façade
Le grand absent
Cette jambe qui dépasse
Un éloge en forme d’ "icone"
Le gandin mélancolique
La couleur du temps
La diagonale
L’instant qui conte
Pas la vue, la vision : l’entrevision même
La laideur n’est pas inéluctable
Le mur ou la peinture séparée d’avec elle-même
L'immobile intranquillité de Jésus
Bacchanales
La conjoncture, forme supérieure de la conjonction
L'oeil du diadème
Du physique au méta-physique
La Loire
La barque bien menée
La réinvention de Gradiva
Le bout du monde
L’ange, comme en retrait
Le spectacle est aussi dans la salle
D’impassibles machines
Le surréalisme souriant de René Rimbert
La pesanteur et la grâce
Chambre avec vue sur rien
Surprise
Abscisses et ordonnées
Le bout du monde
Le testament d'Orphée
Ligéria ou le lit du fleuve
Soleil noir
Algorithme
Basse tension
Un tableau vivant
2500 ans avant le cinéma
La lune décrochée
La pesanteur et la grâce
Une bien profane icône
Une carte postale avant la lettre
Austère et jubilatoire
Le noeud rose
Entre-deux
Le livre qui tombe
L'étendue du désastre
Le mille-têtes
par Pierre Fresnault-Deruelle
Qu’on le veuille se reporter l’espace d’un instant au tableau du Gréco L’Enterrement du comte d’Orgaz (Tolède) et en particulier à l’extraordinaire frise constituée par les têtes des gentilshommes venus rendre un dernier hommage à leur ami défunt. Tout de noir vêtus, mais chacun détachant sa tête sur une fraise immaculée, ces aristocrates forment une véritable ligne frontière entre le monde d’ici-bas et le Royaume céleste, où l’âme du comte , sous la forme d’un corpuscule, fraie littéralement son chemin. Emouvante galerie de portraits où le peintre, qui s’ingénie à diversifier l’expression des visages ( airs graves, distraits, mystiques, etc.), se joue d’autant mieux de la difficulté qu’il s’agit d’une multitude en uniforme.
Tel n’est pas bien au contraire, le parti qu’a voulu prendre Emile Bernard avec les funérailles de Vincent Van Gogh. Point de visages, comme chez Le Greco, seulement des trognes à peine ébauchées. Les cols de chemise, signalés par des courts traits blancs rivalisent bien mal – s’il en fut jamais question – avec les collerettes empesées des amis de Ruiz, seigneur d’Orgaz. Mais, c’est évidemment la façon qu’a Bernard de cadrer ses personnages qui fait toute la différence avec la toile de son illustre prédécesseur. Prise dans le faisceau de quelque lumière rasante, cette foule offre d’emblée le spectacle de sa dérisoire prise en défaut : timide « mille-têtes » processionnaire qui n’avait pourtant d’autre souci que de se fondre dans l’anonymat du deuil et qu’Emile Bernard surprend ici dans l’inanité du plus mécanique des comportements sociaux : faire la queue. Masse d’hommes et de femmes ( à gauche) qui, parce que reléguant hors champ ( à droite) l’objet du tourment partagé, serait venue se prouver que la vie continue. Elle s’égrène, en effet, en ce chapelet pitoyable où chacun attend de pouvoir s’incliner, le chef découvert, devant ce catafalque sur lequel – est là une ironie ?- la couronne mortuaire qui y est accrochée prend l’allure d’un chapeau jaune tournesol surdimensionné. Sarcasme posthume de Van Gogh qui, avec, cette relique, semble éclabousser de sa gloire le cortège des convenances sociales.
Au contraire des hidalgos du Greco venus assister aux obsèques d’un compagnon pour qui le trépas est effectivement un passage, tous ces profils stéréotypés nous signifient que la disparition de Van Gogh, à l’instar de sa malheureuse existence n’est qu’un désastre qui s’ajoute au désastre. Grinçant, Bernard n’a voulu retenir que le côté farce de cette sinistre cérémonie, à commencer par le spectacle grotesque de tous ces gens venus s’aveugler sur leurs propres insuffisances (faut-il rappeler que Vincent ne vendit jamais qu’un seul tableau ?). Pour ce faire, Bernard a recours a ce recadrage à l’effet saisissant : cette population qui se maintient dans la lumière dit à son corps défendant qu’elle est bel et bien, elle aussi, sur le point de disparaître. « Le suicidé de la société » (Artaud), dans son cercueil,doit bien en rire.
A la manière d’un Degas, l’artiste se sent plus concerné par la frontière entre les choses que par les choses en soi : le bord du catafalque, au second plan, cette moitié de porte rideau installé par les pompes funèbres, cette assistance, enfin, forment-ils une image « constituante » de ce qu’il est convenu d’appeler un enterrement ? De fait, l’espace unitaire de la représentation a volé en éclats. Ne reste que celui de l’incertitude et du questionnement critique. Ces funérailles sont aussi celles de la peinture classique.
Auteur : Pierre Fresnault-Deruelle