Le grand absent
par Pierre Fresnault-Deruelle
BIOGRAPHIE
PAR LE MêME AUTEUR
Un ukiyo-é occidental
Cet inaudible cri qui nous assaille
Préséances
Le cubo-futurisme jazzy de Demuth
L’esprit des salons
L'embrasure fait le spectacle
Un balcon sur la mer
La cécité d’Holopherne
Lamento
Contrepoint
Photographie peinte
Une vaste salle d’attente
Une impassabilité de façade
Cette jambe qui dépasse
Un éloge en forme d’ "icone"
Le gandin mélancolique
La couleur du temps
La diagonale
L’instant qui conte
Pas la vue, la vision : l’entrevision même
La laideur n’est pas inéluctable
Le mur ou la peinture séparée d’avec elle-même
L'immobile intranquillité de Jésus
Bacchanales
La conjoncture, forme supérieure de la conjonction
L'oeil du diadème
Du physique au méta-physique
La Loire
La barque bien menée
La réinvention de Gradiva
Le bout du monde
L’ange, comme en retrait
Le spectacle est aussi dans la salle
D’impassibles machines
Le surréalisme souriant de René Rimbert
La pesanteur et la grâce
Chambre avec vue sur rien
Surprise
Abscisses et ordonnées
Le bout du monde
Le testament d'Orphée
Ligéria ou le lit du fleuve
Soleil noir
Algorithme
Basse tension
Un tableau vivant
2500 ans avant le cinéma
La lune décrochée
La pesanteur et la grâce
Une bien profane icône
Une carte postale avant la lettre
Austère et jubilatoire
Le noeud rose
Entre-deux
Le mille-têtes
Le livre qui tombe
L'étendue du désastre
Le grand absent
par Pierre Fresnault-Deruelle
Le petit garçon mis à part, les deux femmes regardent celui devant qui elles ont tenu à paraître sous leur meilleur jour. Dans l’encadrement du balcon, les personnages se sont distribués comme si le peintre allait pouvoir instantanément reproduire leur trait et, ce faisant, capter cette discrète scène qui les suspend dans l’affirmation de ce qu’ils sont : le vivant tableau d’une famille unie.
Qui les croque de la sorte ? Le père, ordonnateur de cette petite cérémonie où chacun prend volontiers la pose ? Ne faut-il pas plutôt considérer qu’absent ou mort, ce père a légué sa place à un maître de céans pour lequel cette femme et ses enfants n’éprouvent qu’une attention polie ? Quoi qu’il en soit, la fille a appuyé sa main gauche sur le bras de sa mère, et cette dernière enserre mollement l’épaule du cadet. Le petit mâle, de ce fait, joue vraiment le rôle de soutien de famille.
D’où vient que ce portrait de groupe soit si moderne ? De ceci sans doute qu’avec cette image, nous sommes, quant au format, au sujet et à son traitement, à deux doigts du dispositif photographique. Sans avoir l’air d’y toucher, le garçon tient en effet le cordon qui commande le store -faut-il dire l’obturateur ?- surplombant le trio : un rien suffirait pour que, retombant, le rideau-guillotine ne close la chambre à la fenêtre de laquelle ces gens sont venus s’exposer. Pour l’heure, tandis que la menace dufatum (le retour au noir) plane sur la scène, ces personnages semblent vivre un répit.
Un air de nostalgie marque ces visages graves qu’on dirait épargnés tant ils forment contraste avec leur environnement : outre le store détraqué, la peinture délavée de la boiserie supérieure ainsi que les nombreuses entailles des pierres d’angle disent qu’avec le temps les choses n’ont pas suivi. Sont-ce là les symptômes d’un revers de fortune dont l’absence du père, précisément serait la marque la plus évidente ? L’image d’un deuil -malgré tout apaisé- transpire ici.
Ce portrait de groupe est une miniature. Aussi, l’effet de réel qu’un tableau de taille plus importante n’eût pas manqué de produire (et que ruinera Manet avec Le balcon) est-il en principe hors de mise. La fenêtre, dont on a repoussé derrière soi la croisée, n’est donc pas tant l’artefact par lequel cette famille se serait « ouverte » à nous que le cadre subreptice d’une entreprise de quasi-naturalisation, au sens où il serait ici question de raviver des restes : ceux des jours heureux que la rambarde et le rideau à lamelles de bois maintiennent désormais dans un inatteignable au-delà.
Au vrai, cette peinture avec la mise en scène du manque (l’absence du père), anticiperait sur une plus radicale disparition : celle de cette attendrissante famille elle-même que nous avions, pourtant, pu croire littéralement gagnée à la lumière du jour. Or, ça n’était évidemment qu’un leurre, ou pour être plus exact qu’un déni, puisque nous avions oublié de prendre en compte qu’en l’état, cette miniature ne pouvait être autre chose qu’un médaillon, autrement dit une relique.
Auteur : Pierre Fresnault-Deruelle