Le bout du monde
par Pierre Fresnault-Deruelle
BIOGRAPHIE
PAR LE MêME AUTEUR
Un ukiyo-é occidental
Cet inaudible cri qui nous assaille
Préséances
Le cubo-futurisme jazzy de Demuth
L’esprit des salons
L'embrasure fait le spectacle
Un balcon sur la mer
La cécité d’Holopherne
Lamento
Contrepoint
Photographie peinte
Une vaste salle d’attente
Une impassabilité de façade
Le grand absent
Cette jambe qui dépasse
Un éloge en forme d’ "icone"
Le gandin mélancolique
La couleur du temps
La diagonale
L’instant qui conte
Pas la vue, la vision : l’entrevision même
La laideur n’est pas inéluctable
Le mur ou la peinture séparée d’avec elle-même
L'immobile intranquillité de Jésus
Bacchanales
La conjoncture, forme supérieure de la conjonction
L'oeil du diadème
Du physique au méta-physique
La Loire
La barque bien menée
La réinvention de Gradiva
L’ange, comme en retrait
Le spectacle est aussi dans la salle
D’impassibles machines
Le surréalisme souriant de René Rimbert
La pesanteur et la grâce
Chambre avec vue sur rien
Surprise
Abscisses et ordonnées
Le testament d'Orphée
Ligéria ou le lit du fleuve
Soleil noir
Algorithme
Basse tension
Un tableau vivant
2500 ans avant le cinéma
La lune décrochée
La pesanteur et la grâce
Une bien profane icône
Une carte postale avant la lettre
Austère et jubilatoire
Le noeud rose
Entre-deux
Le mille-têtes
Le livre qui tombe
L'étendue du désastre
Le bout du monde
par Pierre Fresnault-Deruelle
Holmenkollen Bunker II fait partie d’une série intitulée Chambres d’huile. Il s’agit d’un couloir sécurisé puisque, devant la porte du fond (que nous devinons être blindée), se trouve un feu rouge indiquant que la voie n’est pas libre. Doté d’un fort pouvoir réfléchissant, le mélange de sang de bœuf et d’eau répandu sur le sol fait de ce corridor un lieu des plus étranges . Ajoutant au malaise, l’impeccable revêtement qui court jusqu’à la porte à quelque chose de scandaleusement onctueux.
À la différence des œuvres du Land Art dont les performances peuvent être admirées in situ (ne serait-ce qu’un certain temps), l’installation de l’artiste norvégien n’a été élaborée qu’à seule fin d’être reproduite. Comprenons encore que Per Barclay use de la photographie d’une façon très particulière, qu’on qualifiera de « plasticienne » pour la distinguer, non sans quelque arbitraire, de la photographie « d’art » ou « pure ». Au vrai, l’artiste ne traque pas dans le monde ce que (le filtre de) l’image peut en dévoiler, comme chez un Brassaï par exemple ; il considère son cliché comme l’étape finale, mais essentielle, d’un travail mûri au terme duquel le monde est soumis à un double traitement : un réagencement (provisoire) et la reproduction de ce réagencement.
Ayant repéré un lieu propice au cliché escompté – ici un sous-sol, ailleurs une crypte -, l’artiste a nappé le sol d’un liquide fortement réfléchissant (huile, lait, vin, sang, c’est selon). D’une taille conséquente, ce cliché nous déstabilise. Avec cette mise en abyme du plafond dans le sol, Barclay brouille nos repères de sorte que, du jeu physique – optique -, nous passons à un plan supra sensible. En quel lieu mental nous trouvons-nous donc pour regarder ceci qui prolonge notre champ de vision? Divaguons: le monde que nous parcourons quotidiennement ne serait-il pas la version « positive », mais étriquée, d’un univers complexe que nous efforcerions de maintenir à ses trois dimensions praticables?
En l’état, ce couloir rappelle les géométries cristallines de la Renaissance. Qui plus est, tout se passe comme s’il s’était agi de mettre en concurrence le peu de réalité des choses qui nous entourent avec leurs doubles « excavés». L’artiste italien Pistolletto disait récemment d’une de ses œuvres: «le physique et le non physique se retrouvent à vivre ensemble dans une subtilité de différence infime ». Que ne parlait-il de Barclay !
L’installation photographiée de l’artiste norvégien prend sa place dans la grande tradition des œuvres face auxquelles nous nous éprouvons comme fragiles. Les «vanités», les anamorphoses, mais aussi les toiles de Friedrich, de Munch (Cri) de Magritte (La Reproduction interdite) font de nous des profanes, c’est-à-dire des observateurs à qui on aurait intimé l’ordre de ne pas dépasser le seuil du Temple. Impossible de pénétrer dans ce no man’s land où la moindre irrégularité équivaudrait à une souillure.
L’idée de cette dernière – un moment révoquée en raison de l’aspect immaculé du sol – se fait décidément insistante, confirmant dramatiquement le symbolisme de ce fascinant périmètre. En tout état de cause, Barclay a fait de ce corridor un « bout du monde » ; en l’occurrence un lieu d’avant la séparation du pur et de l’abject. Un lieu sacré.
Auteur : Pierre Fresnault-Deruelle