La cécité d’Holopherne
par Pierre Fresnault-Deruelle
BIOGRAPHIE
PAR LE MêME AUTEUR
Un ukiyo-é occidental
Cet inaudible cri qui nous assaille
Préséances
Le cubo-futurisme jazzy de Demuth
L’esprit des salons
L'embrasure fait le spectacle
Un balcon sur la mer
Lamento
Contrepoint
Photographie peinte
Une vaste salle d’attente
Une impassabilité de façade
Le grand absent
Cette jambe qui dépasse
Un éloge en forme d’ "icone"
Le gandin mélancolique
La couleur du temps
La diagonale
L’instant qui conte
Pas la vue, la vision : l’entrevision même
La laideur n’est pas inéluctable
Le mur ou la peinture séparée d’avec elle-même
L'immobile intranquillité de Jésus
Bacchanales
La conjoncture, forme supérieure de la conjonction
L'oeil du diadème
Du physique au méta-physique
La Loire
La barque bien menée
La réinvention de Gradiva
Le bout du monde
L’ange, comme en retrait
Le spectacle est aussi dans la salle
D’impassibles machines
Le surréalisme souriant de René Rimbert
La pesanteur et la grâce
Chambre avec vue sur rien
Surprise
Abscisses et ordonnées
Le bout du monde
Le testament d'Orphée
Ligéria ou le lit du fleuve
Soleil noir
Algorithme
Basse tension
Un tableau vivant
2500 ans avant le cinéma
La lune décrochée
La pesanteur et la grâce
Une bien profane icône
Une carte postale avant la lettre
Austère et jubilatoire
Le noeud rose
Entre-deux
Le mille-têtes
Le livre qui tombe
L'étendue du désastre
La cécité d’Holopherne
par Pierre Fresnault-Deruelle
Parfois dédiée à celle qui revint vers les siens, porteuse de la tête exsangue du chef de l’armée assyrienne, l’iconographie de Judith est, le plus souvent, consacrée à la décapitation d’Holopherne. A cet égard, les toiles de Caravage et d’Artemisia Gentileschi, sont dans toutes les mémoires. En revanche les manœuvres d’approche du général par la jeune juive, courageuse et rusée, ne sont le fait que de rares tableaux comme Judith à la table d’Holopherne de Lucas Cranach (Schlossmuseum, Gotha) ou la suite peinte par Véronèse (Ashmolean Museum, Oxford)
L’artiste a donc préféré inscrire sa toile dans la grande lignée des Rencontres plutôt que dans celle des tableaux qui, outre l’assassinat du général ennemi, renvoient au motif des Décollations (de saint-Jean Baptiste à saint-Paul, en passant par la tête tranchée de Goliath par David). Quoi qu’il en soit, l’artiste a opté pour un épisode au déroulé majestueux, propre au déploiement d’un protocole d’apparat plutôt qu’au côté abrupt d’un meurtre.
Précédant sa servante qui maintient relevée sa traîne, Judith s’avance vers le groupe des guerriers qui ont consenti à recevoir sa requête. La soi-disant ambassadrice du peuple d’Israël n’a pas lésiné sur les moyens : elle se présente – séduction oblige- dans ses plus beaux atours. Protégé de l’ardeur du soleil, l’ombrageux Holopherne, en position de force, l’a laissé venir… Ses chausses rouges empourprant ses jambes (seule note éclatante du tableau) disent le désir qui, déjà, le taraude. Ce sera sa perte.
Les deux protagonistes se font face, tandis que tout un ensemble de témoins complètent le dispositif scénographique. A droite, de part et d’autre d’Holopherne et de son conseiller, des gardes casqués, chacun la main droite à la hanche, signifient avec le contraposto de la maniera(autrement dit « négligemment ») la puissance sûre d’elle-même. A gauche, d’autres soldats forment l’escorte que le général a dépêchée auprès de la jeune femme. Parmi ces gardes, l’homme au panache rouge joue le rôle d’intercesseur : il a la tête tournée vers celle qu’il est chargé d’introduire, mais, par ailleurs, sa main frôle le conseiller d’Holopherne : connivence ?
Au loin, devant les tentes dressées du camp des Assyriens, deux hommes s’entretiennent d’une question qui ne nous échappe qu’à moitié. L’un d’entre eux, qui tend le bras en direction du chef de guerre, semble désigner ce dernier avec d’autant plus d’à propos que, de son autre main, il tient une épée. Ne faut-il pas voir dans ce [simple_tooltip content=’Sur la valeur discursive des détails dans la peinture voir le livre de Daniel Arasse, Le détail (pour une histoire rapprochée de la peinture), Flammarion, Paris, 1992.’]détail [/simple_tooltip]le signe avant-coureur du trépas d’Holopherne ?
Il est évidemment impossible d’être formel sur ce point. Un élément, pourtant, apporte quelque consistance à l’idée qu’on avance, à savoir que, sur bien des toiles, un motif apparemment discret fonctionne pour la compréhension du tableau. Si l’on veut bien nous suivre sur ce terrain, la scène du premier plan signifie, alors, la ruse de la jeune femme puisque la gesticulation de l’homme du fond est là pour démentir l’allégeance de Judith. En bref, la scène se creuse de sa propre remise en cause…
D’une façon générale, l’image, vaut affirmation. Il est cependant des cas – comme ici- où le peintre, apte à scinder son propos, arrive à suggérer la dénégation ( qui repose ici sur les valeurs opposées entre le premier et l’arrière plan) : en somme Judith est trop polie »pour être « honnête. L’admiration du spectateur est grande, qui comprend que l’artiste s’est hissé à la hauteur de son sujet. Pour commémorer la juste cause de l’héroïne, il a, lui aussi, déployé un savoir-faire véritablement duplice.
Auteur : Pierre Fresnault-Deruelle