La barque bien menée
par Pierre Fresnault-Deruelle
BIOGRAPHIE
PAR LE MêME AUTEUR
Un ukiyo-é occidental
Cet inaudible cri qui nous assaille
Préséances
Le cubo-futurisme jazzy de Demuth
L’esprit des salons
L'embrasure fait le spectacle
Un balcon sur la mer
La cécité d’Holopherne
Lamento
Contrepoint
Photographie peinte
Une vaste salle d’attente
Une impassabilité de façade
Le grand absent
Cette jambe qui dépasse
Un éloge en forme d’ "icone"
Le gandin mélancolique
La couleur du temps
La diagonale
L’instant qui conte
Pas la vue, la vision : l’entrevision même
La laideur n’est pas inéluctable
Le mur ou la peinture séparée d’avec elle-même
L'immobile intranquillité de Jésus
Bacchanales
La conjoncture, forme supérieure de la conjonction
L'oeil du diadème
Du physique au méta-physique
La Loire
La réinvention de Gradiva
Le bout du monde
L’ange, comme en retrait
Le spectacle est aussi dans la salle
D’impassibles machines
Le surréalisme souriant de René Rimbert
La pesanteur et la grâce
Chambre avec vue sur rien
Surprise
Abscisses et ordonnées
Le bout du monde
Le testament d'Orphée
Ligéria ou le lit du fleuve
Soleil noir
Algorithme
Basse tension
Un tableau vivant
2500 ans avant le cinéma
La lune décrochée
La pesanteur et la grâce
Une bien profane icône
Une carte postale avant la lettre
Austère et jubilatoire
Le noeud rose
Entre-deux
Le mille-têtes
Le livre qui tombe
L'étendue du désastre
La barque bien menée
par Pierre Fresnault-Deruelle
Au centre, Ulysse, avec sa bouche en rondelle de citron : visage plein, dont on dirait qu’il est à la fois lune et soleil (les pointes mithraïques des » dames de nage » forment autant de rayons). Curieusement, ce visage inexpressif se charge d’une valeur tragique. Comme si d’être associé à ce contexte mouvant et complexe, le personnage trahissait quelque crainte.
Convient-il de voir dans les courbes et contre-courbes qui entourent la nef, l’équivalent pictural de ce qui, pour le héros d’Homère, opère tel un charme ? Une créature à tête d’oiseau, près de l’oreille gauche d’Ulysse, s’épanouit en un dessin dont « l’affleurissement » dit plastiquement la caresse, faute -évidemment- d’en pouvoir manifester l’équivalent sonore.
Quant à la grande Sirène bleue, aux seins ornés, qui passe sous le navire, elle est aussi, à n’en point douter, une redoutable séductrice. Ne se faufile-t-elle pas, justement dans la zone sensible, entre coque et gouvernail, pour dévier le navire de sa trajectoire ? Homère qui nous conte qu’éclairé par Circé le marin sut rester ferme dans l’adversité, se voit ici admirablement servi par Picasso : tant pour les compagnons supposés du héros que pour les spectateurs du tableau, l’impeccable capitaine constitue le seul point d’arrimage véritable à quoi se raccrocher. En vérité, son rôle est d’instaurer dans la représentation peinte ce que, dans le récit mythique, le héros est chargé d’accomplir : garder le cap quoi qu’il arrive. Il y a de la boussole dans la figure ronde du roi d’Ithaque.
L’élément marin (deuxième et troisième panneau en remontant), dans le même registre de bleu que le ciel, laisse à penser qu’entre l’eau et l’air nulle solution de continuité ne vient rompre la circulation des fluides. Parallèle au plan du navire qui va droit devant, le mât, auquel est attaché le Grec, n’est-il pas une étrave destinée à s’enfoncer plus avant dans son voyage ? En un mot, même si c’est au loin que les montagnes découpent leurs silhouettes, force est encore d’admettre que ces pics (notamment à droite) matérialisent autant d’obstacles, incisifs et immédiats, que le marin est tenu d’affronter. Sous les repentirs du peintre, ces « dents » signifient, au reste, qu’elles ont été d’abord des faciès inquiétants !
Ce visage qui nous toise est décidément énigmatique. Enchâssé au beau milieu de la composition, ce « lunatique » soleil se présente comme une plage quasi évidée. A l’instar d’un artiste contemporain qui, dans ses notes de travail parle de la peinture comme d’un « trou dans la vision », ne faut-il pas considérer que le motif central d’Ulysse et les Sirènes est une mise en abyme ? Et que, pour mieux entendre la rumeur du monde, Ulysse se serait, en quelque manière, voilé la face ? Il y a, en effet, dans ce cercle blanc l’ébauche d’un visage, dont Picasso a voulu qu’il ait par ailleurs les yeux écarquillés, c’est-à-dire la marque de qui considère la vision droite (ou classique) pour ce qu’elle est désormais : le meilleur moyen de n’y voir goutte. Mieux, ce bateau-poisson serait aussi (ou plutôt d’abord) un oculus gigantesque où le visage du capitaine fait office d’iris ? Eloge (en forme d’ironie) d’une certaine cécité ? Sans nul doute, et ceci dans la mesure où le chant des sirènes est au marin ce que l’immédiate et profuse beauté de la Côte d’Azur est aux yeux de l’artiste : une impérieuse sollicitation avec laquelle il est nécessaire d’instaurer quelque distance. D’où cette parade de Picasso, finalement ravi de retrouver le chemin détourné de la décoration, mais au sens où l’entendait Valéry : « Qu’on veuille bien se rappeler (…) » nous dit le poète, « les spires, les oves des anciens (…), les murs voluptueux des Arabes ; et dans chacune de ces époques l’introduction des similitudes des plantes, des bêtes et des hommes, le perfectionnement de ces ressemblances : la peinture, la sculpture ».
Auteur : Pierre Fresnault-Deruelle