L’embrasure fait le spectacle
par Pierre Fresnault-Deruelle
BIOGRAPHIE
PAR LE MêME AUTEUR
Un ukiyo-é occidental
Cet inaudible cri qui nous assaille
Préséances
Le cubo-futurisme jazzy de Demuth
L’esprit des salons
Un balcon sur la mer
La cécité d’Holopherne
Lamento
Contrepoint
Photographie peinte
Une vaste salle d’attente
Une impassabilité de façade
Le grand absent
Cette jambe qui dépasse
Un éloge en forme d’ "icone"
Le gandin mélancolique
La couleur du temps
La diagonale
L’instant qui conte
Pas la vue, la vision : l’entrevision même
La laideur n’est pas inéluctable
Le mur ou la peinture séparée d’avec elle-même
L'immobile intranquillité de Jésus
Bacchanales
La conjoncture, forme supérieure de la conjonction
L'oeil du diadème
Du physique au méta-physique
La Loire
La barque bien menée
La réinvention de Gradiva
Le bout du monde
L’ange, comme en retrait
Le spectacle est aussi dans la salle
D’impassibles machines
Le surréalisme souriant de René Rimbert
La pesanteur et la grâce
Chambre avec vue sur rien
Surprise
Abscisses et ordonnées
Le bout du monde
Le testament d'Orphée
Ligéria ou le lit du fleuve
Soleil noir
Algorithme
Basse tension
Un tableau vivant
2500 ans avant le cinéma
La lune décrochée
La pesanteur et la grâce
Une bien profane icône
Une carte postale avant la lettre
Austère et jubilatoire
Le noeud rose
Entre-deux
Le mille-têtes
Le livre qui tombe
L'étendue du désastre
L’embrasure fait le spectacle
par Pierre Fresnault-Deruelle
Dominées par l’ourlet carmin du rideau qui s’est ouvert, Gabrielle et sa soeur apparaissent telles les protagonistes d’une étrange cérémonie. Dans leur baignoire, les deux femmes sont disposées de telle sorte que le téton pincé de l’une se trouve mis en correspondance avec le chaton de la bague de l’autre : jeu maniériste des bras et des mains qui forment un circuit d’échanges d’autant plus sophistiqué que les visages ont la réserve glacée des portraits d’apparat.
Ces figures nues nous troublent en ce qu’elles signifient ouvertement l’érotisme saphique, mais aussi parce qu’il est d’abord question d’une exhibition : sorte d’impudeur effrontée et délicieusement perverse où, paradoxalement, se retrouve l’aura des effigies hiératiques.
L’observateur ne manque pas, évidemment, de se rêver comme tiers en regard des deux sœurs. Assigné à résider en ce lieu imaginaire où le rideau rouge, avant qu’il ne se lève, obturait l’espace scénique, ce spectateur s’éprouve soudain comme un partenaire singulièrement privilégié : ces femmes nues ont voulu ne pas avoir de secret pour lui (fantasme !). Serait-ce la raison pour laquelle le peintre a cru devoir représenter dans le fond, sur le manteau de la cheminée, une oeuvre peinte où sont montrées les jambes ouvertes de quelque idéale créature, c’est-à-dire la partie manquante de ces femmes-tronc ?
Mais le spectateur ne se vit pas que sur le mode du partenariat. Il est aussi voyeur. Gabrielle et sa soeur qui, pourtant, ont « pris les devants » ne peuvent empêcher notre regard d’aller se perdre, précisément, dans les lointains plus intimes de la représentation (cf. le bas du tableau au dessus de la cheminée). Au fond de la pièce, près de l’âtre dont le feu est symboliquement caché par une table recouverte d’un drap (on aperçoit avec peine le haut d’une flamme), se trouve une dame de compagnie dans ses travaux de couture. Elle a beau être habillée, elle ne en nous intéresse que plus. A cet égard, la tenture rouge (à gauche) et la cheminée (à droite) forment un créneau dans l’espace duquel nous atteignons le personnage comme si c’était à son corps défendant. Le feu qui se dissimule dans l’âtre, au contraire de l’anatomie de la figure peinte sur la hotte du foyer, semble vouloir dire que la dame de compagnie (dont les pieds dépassent à peine de la robe) se présente en gardienne d’une privacy d’autant plus désirable que cette couturière est chaste. L’habitacle étroit au deuxième plan, qui donne chichement son assiette à la couseuse matérialise ainsi une zone de parcours jusqu’où le regard prédateur peut se faufiler.
Derrière ce double portrait et son décorum d’emprunt, une scène de genre s’est donc mise en place, avec une narrativité si manifestement lisible que l’espace, lacunaire et fragmenté, laisse à désirer. « L’embrasure fait le spectacle ».
Auteur : Pierre Fresnault-Deruelle