Le bout du monde
par Pierre Fresnault-Deruelle
BIOGRAPHIE
PAR LE MêME AUTEUR
Un ukiyo-é occidental
Cet inaudible cri qui nous assaille
Préséances
Le cubo-futurisme jazzy de Demuth
L’esprit des salons
L'embrasure fait le spectacle
Un balcon sur la mer
La cécité d’Holopherne
Lamento
Contrepoint
Photographie peinte
Une vaste salle d’attente
Une impassabilité de façade
Le grand absent
Cette jambe qui dépasse
Un éloge en forme d’ "icone"
Le gandin mélancolique
La couleur du temps
La diagonale
L’instant qui conte
Pas la vue, la vision : l’entrevision même
La laideur n’est pas inéluctable
Le mur ou la peinture séparée d’avec elle-même
L'immobile intranquillité de Jésus
Bacchanales
La conjoncture, forme supérieure de la conjonction
L'oeil du diadème
Du physique au méta-physique
La Loire
La barque bien menée
La réinvention de Gradiva
L’ange, comme en retrait
Le spectacle est aussi dans la salle
D’impassibles machines
Le surréalisme souriant de René Rimbert
La pesanteur et la grâce
Chambre avec vue sur rien
Surprise
Abscisses et ordonnées
Le testament d'Orphée
Ligéria ou le lit du fleuve
Soleil noir
Algorithme
Basse tension
Un tableau vivant
2500 ans avant le cinéma
La lune décrochée
La pesanteur et la grâce
Une bien profane icône
Une carte postale avant la lettre
Austère et jubilatoire
Le noeud rose
Entre-deux
Le mille-têtes
Le livre qui tombe
L'étendue du désastre
Le bout du monde
par Pierre Fresnault-Deruelle
Moins d’un quart de seconde pour vivre est publié en 1991 par L’Association. L’Ouvroir de bande-dessinée potentielle (OuBaPo) n’existe pas encore et pourtant cette série en est l’essence même. Il s’est agi pour les auteurs de s’imposer des contraintes : en l’occurrence réutiliser sans cesse un matériau de quatre cases qu’on s’est données arbitrairement. Les deux auteurs vont-ils ainsi générer cent strips, aussi désespérés que réjouissants. Ainsi qu’on peut voir, la double bande qu’il est ici question de traiter reprend huit fois (4×2) la même vignette. D’autres combinaisons possibles sont actualisées dans ce livre.
La force de Moins d’un quart de seconde pour vivre vient de ce que la répétition qui en est le principe fait du radotage une vertu. On veut dire que l’usure des propos comme la reprise des motifs, encore et encore, atteint ce point au-delà duquel un message, paradoxalement, commence à poindre. En gros, il n’est pas nécessaire de vouloir continuer, ni même de vouloir entreprendre puisqu’il n’y a rien de nouveau sous le soleil ; le moindre mal étant de savoir constater que le monde, décidément, est indécrottable. Nous sommes quelque part entre Samuel Beckett et Pyrrhon, ce philosophe grec qui érige le doute en principe.
Dans l’exemple retenu une figure, mélancolique, parle avec son environnement qui lui donne la réplique. Le personnage pourrait s’étonner ou s’offusquer. Mais, précisément, il s’agit de ne pas donner de place à l’étonnement ; ce qui, paradoxalement est un des ressorts de la fable. Cette indifférence a quelque chose d’étonnamment actuel, post-moderne pour employer les grands mots. Refusant un passé qui n’existe plus (le classicisme est inepte) et voulant ignorer ce qui vient (no future, le modernisme est un rêve creux), notre homme n’existe que dans le présent (à peine) renfloué de case en case. En vérité, assis sur son rocher, le personnage campe au bord du Rien comme au XIX°s. on regardait la mer ou les montagnes : c’est un métaphysicien. S’ignorant cependant comme tel, il n’en a ni la posture, bien qu’il soutienne sa tête lourde, ni la prétention.
Le dessin sert admirablement le propos, désenchanté, des auteurs. Efficaces parce que dénuées de toute concession faite au charme, comme peut le faire The Peanuts, ou à la vachardise, à la manière du Wizard of Id. Ainsi ces cases, dans leur répétitivité même, disent drôlement, non pas la constance – ce qui serait beaucoup trop positif -, mais la redondance et l’aporie. Pourtant, en dépit qu’on en ait, Moins d’un quart de seconde pour vivre est une allégorie roborative.
Auteur : Pierre Fresnault-Deruelle