Un ukiyo-é occidental
par Pierre Fresnault-Deruelle
BIOGRAPHIE
PAR LE MêME AUTEUR
Cet inaudible cri qui nous assaille
Préséances
Le cubo-futurisme jazzy de Demuth
L’esprit des salons
L'embrasure fait le spectacle
Un balcon sur la mer
La cécité d’Holopherne
Lamento
Contrepoint
Photographie peinte
Une vaste salle d’attente
Une impassabilité de façade
Le grand absent
Cette jambe qui dépasse
Un éloge en forme d’ "icone"
Le gandin mélancolique
La couleur du temps
La diagonale
L’instant qui conte
Pas la vue, la vision : l’entrevision même
La laideur n’est pas inéluctable
Le mur ou la peinture séparée d’avec elle-même
L'immobile intranquillité de Jésus
Bacchanales
La conjoncture, forme supérieure de la conjonction
L'oeil du diadème
Du physique au méta-physique
La Loire
La barque bien menée
La réinvention de Gradiva
Le bout du monde
L’ange, comme en retrait
Le spectacle est aussi dans la salle
D’impassibles machines
Le surréalisme souriant de René Rimbert
La pesanteur et la grâce
Chambre avec vue sur rien
Surprise
Abscisses et ordonnées
Le bout du monde
Le testament d'Orphée
Ligéria ou le lit du fleuve
Soleil noir
Algorithme
Basse tension
Un tableau vivant
2500 ans avant le cinéma
La lune décrochée
La pesanteur et la grâce
Une bien profane icône
Une carte postale avant la lettre
Austère et jubilatoire
Le noeud rose
Entre-deux
Le mille-têtes
Le livre qui tombe
L'étendue du désastre
Un ukiyo-é occidental
par Pierre Fresnault-Deruelle
Nous sommes loin de ce qu’on pourrait appeler le japonisme de complaisance; mais c’est pourtant l’économie graphique d’un Kionaga, d’un Harunobu ou d’un Hiroshige qui -réinventée- fait de ce monotype un ukiyo-é occidental exemplaire. Certes, l’aspect lisse des images nipponnes ne se retrouve pas ici. La délinéation nette des formes contenant des aplats chromatiques homogènes n’est pas de mise chez Degas. Il n’en demeure pas moins que le sujet et son traitement font de cette oeuvre une image où la marque du Japon se révèle au mieux. Cette scène du « monde flottant », transposée sous nos climats, opère, grâce au cadrage très serré, une coupe franche au sein d’un réel dont nous cherchons à reconstituer les tenants et les aboutissants. Il est difficile d’interpréter, par exemple, le geste de la femme en bleu (à noter qu’un instantané photographique eut été encore plus énigmatique). Bref, à l’intelligibilité de la scène classique s’est substitué un théâtre d’indices où domine la conjecture ; particularité qui fera qu’à cette époque on parlera d’une « esthétique de l’instant quelconque ». Gestes, attitudes, physionomies balisent, de fait, un espace dont le caractère inabouti fait de nous des témoins d’autant plus attentifs que nous manquons de repères (le titre est là qui vient cependant nous conforter, mais sans plus). Le cadrage (et non l’encadrement) augmente cet effet de manque, voire de manquement qu’induit une telle oeuvre. Contrairement à l’espace centripète des toiles des époques précédentes, qui ordonne hiérarchiquement la composition à partir d’un centre autour duquel s’articulent des éléments périphériques (anecdotes secondes, échappées, natures mortes, etc.), l’oeuvre en question est en quelque manière centrifuge : représentation d’une sorte de sas (le café est un « non-lieu ») où le cloisonnement métaphorise l’absence de liens sociaux forts. Ces filles, entre deux clients, ont-elles d’ailleurs d’autre loisir que de manifester l’état d’abandon qui est le leur?
Les japonais articulaient de micro-espaces à l’intérieur de leurs scènes. Toutes choses égales, avec Femmes à la terrasse d’un café, Degas va plus loin, qui fracture la scène occidentale, forçant ses personnages à se distribuer par rapport aux trois piliers du décor dont la présence perturbe les normes reçues de la composition. Sans ces piliers, cependant, nous n’aurions qu’un vague groupe de filles ; mais, à cause de (ou grâce à) ces intempestives barres verticales (qui reviennent souvent chez l’artiste) nous est donnée une réunion dans son éclatement même. Resserrement à gauche (confidence), relâchement à droite (la distance entre les corps est plus grande). Pourtant -relativement à ce dernier point- le dossier de chaise de la deuxième fille fait malgré tout partie de la « scène principale », si bien que l’éclatement de l’ensemble est contrebalancé par tout un jeu de courbes et de contre-courbes dont l’effet de frise vient amoindrir le manque de cohésion du groupe. En réaliste qu’il est, Degas cherche ce moyen terme par lequel se négocie l’équilibre entre un certain ordre plastique et les phénomènes « mondains » essentiellement transitoires.
Derrière, en grisaille, la rue et ses ombres, constituent un véritable fond. Quasi-décor dont les diagonales descendantes nous indiquent qu’il s’agit d’un espace second, autrement dit d’une réserve de récit. Sur ce fond monotone (gris/brun), les quelques taches de couleur éparpillées dans la toile ont été reprises avec humour dans le bouquet du chapeau de la « breda », à droite.
Auteur : Pierre Fresnault-Deruelle