Un sexe équivoque
par Christophe Genin
BIOGRAPHIE
PAR LE MêME AUTEUR
La perpendiculaire et le niveau
La baigneuse vêtue ou le temps suspendu
Femme et artiste
Toi et moi
Aphrodite enceinte
Vertiges de l'abîme
Les sentinelles de la fraternité
L'image revendiquée
La couvade d’un dieu
Une culture occulte et occultée
L’origine de l’être
2D ou 3D ?
La figure réversible
Consistance de l’intervalle
Du désir de soi
La culture souterraine
De l’art du vide
La putain respectueuse
Jésus croyait au diable
L'esprit du pinceau
Aller retour
Un sexe équivoque
par Christophe Genin
Le Jugement Dernier de Michel-Ange subit maintes « corrections ». L’immense fresque (13,70 m x 12,20 m) de la Chapelle Sixtine, commandée par le pape Paul III et achevée en 1541, fut controversée dès sa conception. Alors qu’elle était aux trois quarts peinte, le cardinal Biagio da Cesena, maître des cérémonies, en blâma les nus, dignes « des bains publics et des auberges ». La réplique du peintre fut mordante : il donna les traits du cardinal censeur à Minos, dans l’enfer, un serpent diabolique s’enroulant autour de son corps et venant lui gober le sexe.
Bien que Michel-Ange fût soutenu par Paul III et le cardinal Cornaro, puis par pape Jules III, l’œuvre continua d’être fustigée pour ses nus, masculins et féminins. De tels ignudi parurent impies et obscènes. Le pape Paul IV, puis, en 1564, la congrégation du concile de Trente prièrent le peintre de rendre sa fresque plus « honnête ». Comme il s’y refusait, Charles Borromée confia à Daniele da Volterra une action de censure en 1565 : peindre des braghe (culottes, d’où son surnom de braghettone, « culottier »). Ce dernier, admiratif du maître, habilla vingt figures, et se contenta de voiles légers, utilisant des couleurs à la détrempe pour conserver la peinture originale. Toutefois les figures de saint Blaise (tenant les peignes en fer de son martyre), et de sainte Catherine (à la roue à pointes de son martyre), furent repeintes à fresque par décence. En effet, initialement le saint se courbait au-dessus de la sainte nue, accroupie et tournant son regard vers lui, dans une posture licencieuse.
L’œuvre originelle fut donc perdue. Pourtant des copies du Jugement Dernier avant les repeints sont connues. Une peinture anonyme, non datée et assez dégradée, mais probablement exécutée avant 1564, nous livre l’état premier des figures. Des gravures fidèles furent exécutées dès 1545. D’autres braghe furent ajoutées aux XVIe, XVIIIe et XIXe siècles. Si les seins des saintes et des sibylles semblaient ne pas devoir être cachés, en revanche le sexe et les fesses des saints et des anges aptères devaient être voilés au nom du dogme. De tels ajouts furent recensés, puis décapés lors de la dernière restauration de l’œuvre, exceptés les repeints de Daniele, jugés historiquement significatifs.
Autant Michel-Ange voulait glorifier le corps renaissant, la seconde peau que représentait la résurrection, métaphore de l’âme purifiée, autant les doctrinaires de tout poil ne voulaient pas voir la nudité comme sainte. Débat théologique entre une chair honteuse, image d’une âme peccable, et une chair sanctifiée, œuvre de Dieu.
La toile de Robert Le Voyer prend dès lors un statut ambigu. D’un côté, elle nous restitue une des rares visions fidèles de l’original perdu : aucun des repeints n’y est présent. Saint Jean, saint Pierre, saint Barthélemy sont nus comme au jour de leur naissance. Les anges aptères sont des athlètes dénudés. Saint Blaise et sainte Cécile mènent un dialogue scabreux. Par ses jeux de couleurs, son sens des lumières et des modelés, son respect de l’architecture globale du drame, la toile du Voyer nous livre un aperçu de ce qui put être visible au Vatican avant 1565. Pourtant, d’un autre côté, il interprète la fresque. Loin de laisser à ces résurrections et à ce jugement leur dimension dramatique, voire tragique, comme chez Michel-Ange, Le Voyer donne aux anges et à divers élus des traits sereins. Et surtout, là où se tenait la figure de Jonas ornant le plafond de la Chapelle Sixtine, il introduit La création de la vie (sur la septième travée du plafond de la Chapelle), avec Dieu séparant la terre des eaux, tandis que descend le Saint Esprit. Là où Michel-Ange concevait deux actes distincts avec deux figures différenciées de Dieu (le Père créateur, le Fils judiciaire), Le Voyer introduit une continuité entre la création et la rédemption, symbolisée par l’Esprit Saint – que Michel-Ange ne représente nulle part – et par le bras droit du Fils s’alignant sur le geste du Père.
Inscrits dans le schéma de la Trinité, les corps nus de la fresque ne peuvent donc plus être suspectés d’indécence. En effet, le jugement du Fils parachève ainsi la création du Père, et la nudité des humains rejoint celle des anges, c’est-à-dire une chair originellement impeccable. Cette « copie » est donc paradoxale. En altérant le message du maître italien, elle permet pourtant de répondre à tous ses détracteurs et de donner à voir la nudité en gloire.
Auteur : Christophe Genin