Parodie
par Jean Arrouye
BIOGRAPHIE
PAR LE MêME AUTEUR
Le sablier
Retour de Cythère
La porte
Bonaparte visitant les pestiférés de Jaffa
Un manifeste de la modernité
Un retable très rhétorique
De nulle part
Intérieur de manoir
Une allégorie réaliste
Edward Steichen
Bord de Seine
Le crystal Palace
Rue à Rome
"Le docteur Péan opérant à l'hôpital Saint-Louis"
Un bouquet
Paysage anti-orientaliste
Un enchantement chromatique
L'échiquier de la vie
La chapelle des capucins
À voir et entendre
Photo de famille
La musique de Cézanne
Le dessin et la couleur ne sont pas distincts
Le ruisseau ironique
Violences imaginaires
Un volcan de rêve
Donner à voir le silence
Eruption du Vésuve
Parodie
par Jean Arrouye
Drôle de Cène, ou drôle de scène que cette toile de Hassan Musa ! Inspirée très librement de La Cène de Léonard de Vinci, elle réduit à onze le nombre des convives : quatre à la droite du Christ, six à sa gauche, plus un, doublement incongru, par sa position, debout derrière le Christ, le dominant, une main familièrement posée sur son épaule, et par son habillement moderne, veston, gilet, chemise, nœud papillon et casquette de yachtman.
Ainsi, au premier regard, la toile déclare qu’elle cultive l’anachronisme et la dérision. Et en effet les plats et récipients contenant les mets eucharistiques, pain, agneau, vin, sont remplacés par des tasses posées sur leur sous-tasse, dont certaines sont sur la table, mais d’autres suspendues en l’air devant les convives et devant la table recouverte d’une nappe qui tombe jusqu’à terre et sur laquelle se voit le logo du thé Lipton.
Ainsi l’anachronisme se double du mélange des genres, de la peinture sacrée et de l’image publicitaire, ainsi que de la mise en crise du principe de vraisemblance qui gouverna si longtemps la peinture figurative. Sur la droite, devant les personnages, et au-dessus d’eux, sur toute la largeur de la toile, des boites et des caisses sont aussi en lévitation : leur représentation en perspective accroît l’impression d’arbitraire suscitée par la multitude des tasses et contredit l’effet recherché habituellement dans les représentations de la Cène, où la succession des horizontales superposées, du bas de la nappe, des bords de la table et de l’alignement des personnages permet de réduire la profondeur et donc de conférer au Christ une présence plus proche et plus forte.
On comprend dès lors que ces multiples entorses faites à l’iconographie traditionnelle de la Cène ressortissent d’un projet général qui est peut-être de voir jusqu’où on peut déconstruire un sujet sans qu’il perde son efficience figurative.
Le Christ en effet reste reconnaissable et la mise en scène – la mise à table – identifiable. Mais il est étrange que le Christ officie sous l’égide de l’homme à la casquette que le logo inscrit sur la nappe a permis d’identifier, car il figure souvent sur la littérature publicitaire Lipton : c’est sir Lipton, créateur de la firme qui consacre ses efforts à multiplier dans le monde le nombre des buveurs de thé. Leur proximité voudrait-elle rappeler que sir Lipton est aussi à sa manière un fondateur de rites et de religion ? Ou suggérer que si, dans une société croyante comme l’était celle que connut Léonard, la communion eucharistique était le moyen pour les fidèles de retrouver des forces et de se ressaisir, dans la société moderne désacralisée la pause thé remplit une fonction analogue ? On ne saurait croire que le peintre pense que la Cène a eu lieu à l’heure du five o’clock tea ni qu’il juge que sir Lipton s’est sacrifié pour l’humanité.
Cependant, l’œil et l’esprit aiguisés par ces observations, on remarque sur la droite trois convives engagés dans une conversation animée, dont l’un encore se distingue de ses voisins parce qu’il porte un turban : c’est Ben Laden. Sa situation au plus loin du Christ indique qu’il n’est pas à comparer à celui-ci, comme on est tenté de le faire pour sir Lipton, mais aux apôtres auxquels il se mêle. Ces derniers se répandirent à travers le monde pour enseigner le message du Christ et subirent souvent le martyre ; Ben Laden aussi se fait universellement l’apôtre d’une cause pour laquelle il semble prêt à mourir. Ou bien sa présence a-t-elle pour but de rappeler que toute religion suscite un jour ou l’autre son intégrisme, ce qui n’a pas manqué d’arriver pour les deux évoquées ici ?
Mais parce qu’il est comme sir Lipton étranger à la Cène peut-être est-ce de comparer l’action de ces deux personnages qui fait sens : sir Lipton est un profiteur de l’Empire Britannique et donc fait partie de ceux auxquels on peut faire grief d’avoir accepté que des peuples soient assujettis pour en tirer profit, ce qui est un des reproches que Ben Laden fait à l’Occident ; ou bien leur rapprochement a-t-il pour but de rappeler que, comme l’action de sir Lipton, créateur de plantations et modeleur de paysage, a laissé des traces définitives, celle de Ben Laden aura des conséquences durables ? On ne saurait dire. L’œuvre de Hassan Musa est une œuvre de sigification ouverte. Mais il apparaît que sous ses apparences désinvoltes elle est, comme l’était celle de Léonard de Vinci, une œuvre réflexive. Il y a en elle à voir et à penser.
Auteur : Jean Arrouye