L’origine de l’être
par Christophe Genin
BIOGRAPHIE
PAR LE MêME AUTEUR
La perpendiculaire et le niveau
La baigneuse vêtue ou le temps suspendu
Femme et artiste
Toi et moi
Aphrodite enceinte
Vertiges de l'abîme
Les sentinelles de la fraternité
L'image revendiquée
La couvade d’un dieu
Une culture occulte et occultée
Un sexe équivoque
2D ou 3D ?
La figure réversible
Consistance de l’intervalle
Du désir de soi
La culture souterraine
De l’art du vide
La putain respectueuse
Jésus croyait au diable
L'esprit du pinceau
Aller retour
L’origine de l’être
par Christophe Genin
Ce blason du corps féminin est le fort bel hommage qu’un homme rend à une femme. Et cette œuvre de Pérez-Hornborg est exceptionnelle à plus d’un titre.
D’abord par ses qualités plastiques. À la manière d’un Rodin ou d’un Schiele, le peintre semble mutiler son modèle, en omettant la tête et les pieds, pour concentrer le regard du spectateur sur l’espace et le temps d’un mouvement à l’œuvre, sur la pulsation même de la vie. Sur son champ de travail, marbré du sang et des humeurs placentaires, la mère, le corps disloqué par l’expression de l’Autre en elle, a le corps veiné des mille lignes de force qui la traversent. Les jambes posées sur les étriers, le tronc chaviré par la douleur, repliée sur elle-même, la femme donne la vie, et un même axe relie sa matrice dilatée à son sein déjà gonflé de lait nourricier.
Ensuite par la transgression des limites de la représentabilité. Des scènes d’accouchement sont occasionnellement représentées dans les cultures égyptienne antique, africaines, et sud-américaines, mais l’Occident judéo-chrétien et gréco-romain s’y est longuement refusé. S’il a bien figuré la femme enceinte, la nativité ou l’allaitement, en revanche le geste même de la mise au monde fut tabou, y compris dans les planches d’anatomie ou les manuels d’obstétrique qui, fort souvent, dépeignaient des grossesses et des expulsions en coupe mais non in vivo.
Ce tabou mêle plusieurs motifs probables. En premier lieu, l’interdit de la sexualité, et plus encore l’occultation du sexe féminin, rendus coupables d’une faute première. En second lieu, la peur du sang. L’expulsion du foetus se fait souvent dans la déchirure du corps, dans la blessure, le sang matriciel et placentaire. Tout accouchement, fût-il le plus sûr, reste risqué pour la mère et l’enfant, liés dans un don de la vie qui peut-être cause de mort. La superstition, en troisième lieu, croit que taire un risque nous en épargne le malheur. C’est peut-être pourquoi populairement, on n’annonce une grossesse qu’à partir du troisième mois, pour conjurer la fausse couche, et qu’on ne montre pas l’expulsion, pour conjurer le « mauvais œil ».
Ainsi, quand les représentations de l’accouchement montrent soit un événement « propre » soit l’enfant déjà sorti, elles dissimulent en fait le travail même de la mère. Au contraire, Pablo Pérez-Hornborg ose exposer l’accouchement comme un processus en cours, dans la désarticulation qui précède l’ordre du vivant. Il met sur le devant de la scène le jeu des viscères. Il exhibe ce sexe et ce sein qu’on ne saurait voir, puisque ce sont eux-mêmes qui nous donnèrent la vue, puisqu’ils sont notre origine inimaginable. La vulve dilatée à l’extrême, les lèvres ouvertes par l’épisiotomie, le corps de la mère est tout entier offrande, œuvre de don, et la tête de l’enfant point du fond de la matrice obscure. À la liquéfaction du corps maternel et, par extrapolation, du maigre décor, traduit par les lavis bouillonnants et mêlés des encres, s’oppose la raide broussaille de la matrice que doit franchir l’enfant en effort.
Sans cette fausse pudeur qui cache l’origine de la vie, et sans l’obscénité qui en est le corrélat, le peintre retient cet instant fugace de l’entre-deux, où l’enfant toujours dedans est déjà projeté au monde, encore partie prenante et bientôt un autre à part entière. Cette mise au monde n’est pas un fait anodin. Elle est pour le nouveau venant la possibilité d’être envisagé, c’est-à-dire d’exister dans la dimension du regard.
Auteur : Christophe Genin