« Le docteur Péan opérant à l’hôpital Saint-Louis »
par Jean Arrouye
BIOGRAPHIE
PAR LE MêME AUTEUR
Le sablier
Retour de Cythère
La porte
Bonaparte visitant les pestiférés de Jaffa
Un manifeste de la modernité
Un retable très rhétorique
De nulle part
Intérieur de manoir
Une allégorie réaliste
Edward Steichen
Bord de Seine
Le crystal Palace
Rue à Rome
Un bouquet
Paysage anti-orientaliste
Un enchantement chromatique
L'échiquier de la vie
La chapelle des capucins
À voir et entendre
Photo de famille
La musique de Cézanne
Le dessin et la couleur ne sont pas distincts
Le ruisseau ironique
Violences imaginaires
Un volcan de rêve
Parodie
Donner à voir le silence
Eruption du Vésuve
« Le docteur Péan opérant à l’hôpital Saint-Louis »
par Jean Arrouye
Le tableau de 1887 d’Henri Gervex intitulé Le docteur Péan opérant à l’hôpital Saint Louis est d’un réalisme extrême, rivalisant en précision figurative avec la photographie. On pourrait en conséquence penser qu’il est un document probant sur les pratiques chirurgicales de l’époque. Or, en deux points au moins il semble ne pas restituer fidèlement la réalité qu’il prétend dépeindre. D’abord, malgré que la patiente, allongée au premier plan, soit dénudée de la tête au pubis, on ne peut rien savoir du mal dont elle souffre. Serait-ce, puisque la représentation des êtres et des choses est si exacte par ailleurs, que la nature de ce mal est indécidable de l’extérieur ? Ou bien faut-il penser que cette scène peinte est régie par d’autres préoccupations que l’observation clinique ?
Un deuxième fait conduit à le penser : le chirurgien tient une paire de ciseaux, curieusement à mains nues et par la lame, contrairement à toute précaution prophylactique. Il est vrai que, à en juger par la tenue du docteur Péan, si opération il doit y avoir, ou n’en est qu’aux prémisses. Il faut donc en conclure que le témoignage annoncé par le titre du tableau sur l’activité du chirurgien est plus symbolique que factuel. En fait ce tableau est un portrait d’état ou de fonction, pour ne pas dire un portrait d’apparat. Le professeur est entouré de ses assistants et du personnel infirmier -sa cour en quelque sorte-, chacun exactement portraituré. C’est la raison d’être -une des raisons- du tableau qui appartient à un genre, la peinture d’un groupe de personnes associées professionnellement, illustré depuis le XVIIe siècle. La malade n’est que le prétexte, l’occasion de cette peinture commémorative de l’existence de l’équipe médicale et d’attestation de l’importance du personnage principal qui prend la pose avec toute la gravité et l’autorité qui conviennent à son statut tandis que ses subordonnés le considèrent avec déférence.
Cependant il n’est pas indifférent que la malade soit jeune et belle, lustrée de « venustà, ce charme irrésistible qui transporte d’émoi le spectateur à la vue d’un corps presque vivant », ainsi que dit Daniel Arasse dans un texte sur le photographe Andres Serrano1 . La beauté menacée de mort émeut toujours. Gervex joue du pathétique de la situation. Mais l’on ne saurait douter que le professeur Péan sauvera la belle. Le pathétique n’est que le ressort de la louange, si ce n’est de l’héroïsation du chirurgien maître de la vie et de la mort. Mutatis mutandis, le professeur Péan est, par rapport à la patiente anonyme, dans la même relation que Roger par rapport à Angélique dans le fameux tableau d’Ingres. Certes le professeur manie sa paire de ciseaux de façon moins héroïque et érotique que Roger la lance écarlate qu’il plonge dans la gueule du dragon écailleux veillant sur le corps adorablement nu d’Angélique. Mais le résultat de son action imminente est de semblable issue : le dragon de la maladie sera vaincu et la belle patiente délivrée. Toutefois le tableau de Gervex ne célèbre pas un héros solitaire. Même si le talent du professeur Péan lui est propre, il opère en équipe et, autant que celui du chirurgien, c’est l’éloge des progrès de la science médicale qui est fait ici.
De si bonnes intentions expliquent, et justifient finalement, les discrépances entre le titre du tableau et ce que celui-ci représente. C’est qu’on est du côté du mythe plus que du reportage. La belle au premier plan dormant, comme la belle-au-bois-dormant, n’est endormie que pour pouvoir se réveiller et témoigner, non plus que l’amour peut triompher de tous les maléfices, mais que le progrès de la science réduit chaque jour leur empire.
1 Actes Sud/Yvon Lambert, 1994
Auteur : Jean Arrouye