Le dessin et la couleur ne sont pas distincts
par Jean Arrouye
BIOGRAPHIE
PAR LE MêME AUTEUR
Le sablier
Retour de Cythère
La porte
Bonaparte visitant les pestiférés de Jaffa
Un manifeste de la modernité
Un retable très rhétorique
De nulle part
Intérieur de manoir
Une allégorie réaliste
Edward Steichen
Bord de Seine
Le crystal Palace
Rue à Rome
"Le docteur Péan opérant à l'hôpital Saint-Louis"
Un bouquet
Paysage anti-orientaliste
Un enchantement chromatique
L'échiquier de la vie
La chapelle des capucins
À voir et entendre
Photo de famille
La musique de Cézanne
Le ruisseau ironique
Violences imaginaires
Un volcan de rêve
Parodie
Donner à voir le silence
Eruption du Vésuve
Le dessin et la couleur ne sont pas distincts
par Jean Arrouye
L’organisation du Pont de Maincy n’est pas sans rappeler celle du Bassin du Jas de Bouffan en hiver. Comme dans ce tableau une étendue d’eau calme y occupe la partie inférieure et le tronc grêle d’un arbre coupe de haut en bas la composition. Mais il est décalé sur la gauche, au quart de la largeur. Toutefois dans la partie du tableau qu’il isole, qui correspond à la rive droite de la rivière (et à la gauche du tableau), de même que dans Le bassin, l’espace est structuré par les formes géométriquement stylisées de constructions, bâtisse au toit oblique, pont à l’arche ronde, et leur reflet clairement visible dans l’eau. De même, encore, dans le quart droit du tableau, la scansion de l’espace par les troncs sombres d’arbres, séparés d’intervalles à peu près égaux à leur largeur, est de semblable effet abstractisant que l’était la succession des champs sur la partie droite du Bassin.
Toutefois, dans le quart gauche du Pont de Maincy le principe de structuration géométrique cesse de régir la partie supérieure où, après une branche d’arbre qui reprend l’articulation anguleuse du faîte de la maison, la peinture devient tout à fait abstraite, quasiment kandinskienne, et dans le quart droit la transcription rythmique du paysage s’arrête au niveau du pont précisément représenté, tandis qu’au-dessous l’eau est peinte à grandes touches horizontales. Tout se passe comme si était ainsi notée en chiasme une insatisfaction de l’utilisation de procédés trop systématiques, et peut-être trop abusivement exclusifs l’un de l’autre.
Or, entre ces deux zones, ces deux rives de la peinture, s’étire le trait d’union du pont, et au-dessus, sur donc la moitié de la largeur du tableau, toute la surface est occupée par la représentation du feuillage des arbres, transcrit en longues touches parallèles, nerveuses et serrées, qui font comme la synthèse, à une échelle autre, des procédés constructif et rythmique. Ces touches vibrantes, qui ne sauraient se confondre avec la notation de la forme des feuilles (pas plus que le dessin haché de Fragonard qui, lui aussi, avait trouvé une transcription schématique de l’infinie diversité du feuillage) sont un heureux compromis entre le souci de Cézanne derendre le paysage et le désir d' »enregistrer ses sensations colorées ». Ainsi que le glose Meyer Schapiro.
« chaque trait et chaque touche de couleur correspondent à une petite sensation /…/ les sensations multiples éprouvées les unes après les autres /sont/ sources et points de référence pour la construction d’une forme qui possède de manière remarquable les traits-objets de la chose représentée : sa couleur, son poids, sa densité et son extension localisés ».
Comme le voulait Cézanne, dans cette façon de faire, « le dessin et la couleur ne sont pas distincts » et la vérité en peinture repose sur « les contrastes et les rapports de tons ».
L’eau, comme dans Le bassin du Jas de Bouffan en hiver, fournit l’occasion de pousser plus loin la réflexion théorique et pratique en cours, qui, ici, porte sur la facture. Certes, déjà dans le reste du tableau Cézanne se livre à des variations multiples sur les fonctions symboliques de la touche : elle restitue les orientations du feuillage, elle figure l’appareil du pont, elle accompagne l’élévation verticale de la bâtisse, et au-dessus, moins dense et plus fluide, elle suggère une trouée du feuillage envahie par la lumière. Une « logique des sensations organisées » est en train de se mettre en place. Mais, sur l’espace voué à la représentation de l’eau la touche est plus large, plus étale, plus régulière, plus maîtrisée, plus réfléchie, de façon à rendre compte à la fois de l’effet de surface et des reflets, de la transparence limpide et de la sombre profondeur, de l’immobilité apparente et du mouvement constant de l’eau. Une telle peinture rivalise plastiquement avec la page consacrée par Proust à la description des eaux de la Vivonne, où il décrit semblablement la simultanéité d’effets visuels contradictoires. Dans cette représentation de l’eau, complémentairement avec celle de l’incertaine mouvance du feuillage, Cézanne expérimente la possibilité de rendre compte du monde selon une organisation structurale qui serait inhérente à la matière picturale.
Auteur : Jean Arrouye