La putain respectueuse
par Christophe Genin
BIOGRAPHIE
PAR LE MêME AUTEUR
La perpendiculaire et le niveau
La baigneuse vêtue ou le temps suspendu
Femme et artiste
Toi et moi
Aphrodite enceinte
Vertiges de l'abîme
Les sentinelles de la fraternité
L'image revendiquée
La couvade d’un dieu
Une culture occulte et occultée
L’origine de l’être
Un sexe équivoque
2D ou 3D ?
La figure réversible
Consistance de l’intervalle
Du désir de soi
La culture souterraine
De l’art du vide
Jésus croyait au diable
L'esprit du pinceau
Aller retour
La putain respectueuse
par Christophe Genin
Des pieds à la tête, le maintien et la tenue de cette femme nous interpellent.
Sa posture est celle d’une femme affirmée. La tête altière, au sourire marqué, les mains sur les hanches, les jambes écartées, elle se campe ferme sur le pas de sa porte, au sommet de trois marches, à l’instar des perrons amstellodamois. Elle se tient dans un cadre d’embrasure, entre le dedans et le dehors. Cette femme d’intérieur s’offre à la rue. Par ses cheveux tirés en un chignon haut placé, par son ruban autour du cou, par sa mini-robe qui moule ses formes aguichantes « à ras le bonbon », comme dit Léo Férré, par bras et ses longues jambes dénudés, par ses talons hauts perchés, elle a les attributs de la prostituée. Celle-ci appartient au monde de la rue, espace de toutes les rencontres, où l’ordre règne mais pas forcément la loi.
Erigée sur la place de la Vieille Eglise (Oude kerk) d’Amsterdam, à l’entrée du « Quartier rouge », connu pour ses prostituées en vitrine, cette statue a un statut ambigu. D’un côté elle choqua des riverains qui y virent une offense à leur piété et à la moralité du quartier, surtout dans une ville au passé iconoclaste dont le puritanisme détruisit même les statues de l’église. C’est pourquoi la sculpture fut renforcée d’acier pour parer à un vandalisme intégriste. D’un autre côté, elle rappelle à tout Chrétien que la pécheresse Marie Madeleine fut pardonnée par Jésus et aimée de lui. Mais Mariska Majoor, qui commissionna cette œuvre, n’implore aucun pardon. Elle se bat pour une reconnaissance publique et internationale, affirmant la fierté des prostituées au travail, et militant pour le respect des droits des travailleurs du sexe, ces métiers de la prostitution, de la pornographie, de l’effeuillage, du massage ou de l’escorte. Elle dénonce les fausses bonnes consciences de tous bords politiques et inclut la prostitution dans une nécessaire économie des services. Ces professions génèrent autant de profits qu’elles engendrent de mépris. Mais ici la prostituée, loin d’être une victime éplorée ou une gourgandine honteuse, est une femme digne et active.
Cette sculpture est ainsi un hommage réaliste au « plus vieux métier du monde », prenant parti pour la professionnelle, figure hyperbolique de la condition féminine. C’est même une œuvre didactique par son sous-titre dont l’injonction nous fait une leçon de morale nouvelle : « respectez les travailleurs du sexe dans le monde entier ». Impliquée dans une politique de reconnaissance, pour lutter contre la marchandisation des corps, contre les incriminations morales, et contre l’hypocrisie de tous les pays, Mariska Majoor veut montrer une prostituée autonome, responsable d’elle-même et lucide sur ses fins.
Cette œuvre est donc à deux voix. D’abord celle de Mariska Majoor qui fonda un syndicat de défense des droits des prostituées. Mais aussi celle de Els Rijerse, sculptrice néerlandaise qui concrétisa les vœux de la syndicaliste. L’artiste fait aussi œuvre militante. Le choix des matériaux importe. Le bronze, matière noble de la grande statuaire en pied, est choisi pour anoblir un sujet préjugé vil. Le granit du socle lui confère une immortalité et rappelle le pavé que bat quotidiennement la péripatéticienne. La symbolique des matières donne donc une grandeur et une élévation à celle qu’on traîne dans la bassesse.
Optant pour une figure en situation, Els Rijerse place le personnage dans un décor minimal qui en signifie le statut. Elle refuse tout pathos, montrant de façon réaliste une personne dans l’exercice de sa fonction. Celle-ci n’est pas un être anonyme, mais identifié : « Belle ». Ce surnom français, qui perpétue l’idée que la France est le pays des lieux de plaisirs et des filles de joie, insiste évidemment sur la beauté sculpturale d’un corps aux proportions canoniques : jambes longues, ventre à peine rebondi, taille marquée, seins hauts et bombés, cou long, grand front. Le travail du bronze est fait de mille petites touches, comme si le métal gardait l’impression et la mémoire des mille contacts qui affectèrent la chair vive de la prostituée. La posture même de la femme livre une séquence narrative : elle vient de franchir le seuil de la porte, elle s’offre au regard, interpelle des yeux, de la voix et du geste le chaland hésitant, elle ira avec lui, de l’autre côté de la porte, dans le secret des aveux physiques.
Cette œuvre in situ s’affirme au regard des passants par sa visibilité au cœur de la place. En cela elle est bien l’image de toute femme exposée à toutes les concupiscences, des plus timides aux plus violentes, comme de celle qui s’expose pour assumer seule son sort. Elle n’est pas tant l’image d’une putain que l’allégorie du respect gagné.
Pour prolonger :
De Rode Lantaarn, 2007, n°7
http://www.beeldelsrijerse.nl/index.php ; http://www.pic-amsterdam.com/
Auteur : Christophe Genin