La porte
par Jean Arrouye
BIOGRAPHIE
PAR LE MêME AUTEUR
Le sablier
Retour de Cythère
Bonaparte visitant les pestiférés de Jaffa
Un manifeste de la modernité
Un retable très rhétorique
De nulle part
Intérieur de manoir
Une allégorie réaliste
Edward Steichen
Bord de Seine
Le crystal Palace
Rue à Rome
"Le docteur Péan opérant à l'hôpital Saint-Louis"
Un bouquet
Paysage anti-orientaliste
Un enchantement chromatique
L'échiquier de la vie
La chapelle des capucins
À voir et entendre
Photo de famille
La musique de Cézanne
Le dessin et la couleur ne sont pas distincts
Le ruisseau ironique
Violences imaginaires
Un volcan de rêve
Parodie
Donner à voir le silence
Eruption du Vésuve
La porte
par Jean Arrouye
Bernard Lesaing est un photographe engagé dans la quête de la vérité des hommes et des paysages et de la relation des uns avec les autres. Cette curiosité quasi-sociologique ne l’empêche pas de faire des photographies originales, marquées du sceau de sa personnalité, témoignant d’un regard attentif à la qualité propre des êtres et des choses, mais aussi à la singularité de certaines situations qui sollicitent son sens de l’humour.
Cette qualité de regard se constate dans la photographie montrant un modeste appontement fait de deux planches juxtaposées s’avançant d’à peine deux mètres sur l’eau et qui se termine étrangement par une porte. Porte de quoi ? Porte pour quoi ? Porte de la mer, sublimement inutile puisque la mer est partout à l’environ immédiatement accessible ? Porte de l’au-delà, comme dans le tableau de Magritte, Portrait de Germaine Nellens, qu’on peut alors imaginer admirablement efficace, permettant à ceux qui passeraient par elle d’être assurés de parvenir à l’île de Cythère ou d’arriver à l’Eldorado ? Porte de rien, inouvrable, accordée à ce paysage de terre stérile et d’eau confinée, où, à peine embarqué, on se trouve devant une autre terre de même nature ? Porte d’harmonie qui apporte à ce paysage tout horizontal, sur lequel le regard autrement glisserait malgré les brèves verticales de piquets plantés dans l’eau, la verticale majeure nécessaire à son équilibre et à l’arrêt du regard ?
S’il en est ainsi, c’est au photographe qu’on le doit, qui, par le cadrage et l’angle de prise de vue qu’il a élus, a fait que la porte semble prolonger sur le plan de l’image l’appontement et qu’elle est l’axe médian du paysage et son principe unificateur, joignant les deux rives du plan d’eau et liant la terre au ciel. C’est aussi l’angle de prise de vue (sa frontalité voulue) qui a créé cette porte absurde, c’est-à-dire suscité l’illusion momentanée qu’elle ne répond à aucune nécessité pratique. Mais, à mieux y regarder, on découvre sur sa droite un mince liseré clair surmonté d’un petit rectangle noir oblique qui font comprendre que la porte est celle d’un édicule construit au bout de l’appontement et, si l’on a quelque connaissance des anciens usages locaux, on y reconnaîtra alors un des derniers exemples de cagadou, cabinet en plein air, c’est le cas de le dire étant donné sa situation surélevée, qui permettait de remettre directement en circulation dans la nature les déchets de la digestion humaine.
Dès lors la porte cesse d’être étrange et de solliciter l’imaginaire fantas(ma)tiquement. Cependant un autre élément insolite retient l’attention. Un câble fixé sur le côté droit de l’édicule l’arrime à un piquet planté dans l’eau, apparemment pour en assurer la stabilité. Mais cela peut-il suffire à le maintenir en équilibre ? On s’attendrait à ce qu’il y ait un câble symétrique à gauche. Serait-ce donc que l’édicule ne risque de basculer que sur la gauche ? Pourquoi donc ? Si c’était parce que les piquets soutenant l’appontement de ce côté-là sont fragiles, pourquoi ne pas les avoir remplacés ? La seule explication rationnelle est que le vent souffle ordinairement de droite et que le câble a pour but de contrecarrer sa poussée quand il est par trop fort.
Du coup cette construction incongrue cesse d’être l’objet principal de notre attention. On reconsidère l’espace environnant, si tranquille pour l’instant ; on l’imagine balayé par le vent, la surface des eaux couverte de vagues couronnées d’embruns, le ciel parcouru de nuages pressés. D’ailleurs déjà deux nuées sombres, annonciatrices d’orages possibles, y paraissent.
L’intérêt de la photographie ne réside plus alors dans l’enregistrement de l’existence d’un objet curieux. Il vient de la façon dont elle fait percevoir l’étendue, saisir l’espace, comprendre la vie des éléments. Ce paysage de terre et d’eau plates est l’aire de jeu du vent et le lieu d’une conciliation entre les forces de la nature et la présence humaine.
Ainsi court le sens dans cette image, de l’anecdotique à l’intelligence du paysage, de l’insolite à la compréhension des usages et des mœurs de ceux qui le pratiquent.
Auteur : Jean Arrouye