Jésus croyait au diable
par Christophe Genin
BIOGRAPHIE
PAR LE MêME AUTEUR
La perpendiculaire et le niveau
La baigneuse vêtue ou le temps suspendu
Femme et artiste
Toi et moi
Aphrodite enceinte
Vertiges de l'abîme
Les sentinelles de la fraternité
L'image revendiquée
La couvade d’un dieu
Une culture occulte et occultée
L’origine de l’être
Un sexe équivoque
2D ou 3D ?
La figure réversible
Consistance de l’intervalle
Du désir de soi
La culture souterraine
De l’art du vide
La putain respectueuse
L'esprit du pinceau
Aller retour
Jésus croyait au diable
par Christophe Genin
Emile Courtet, qui prit le pseudonyme de Cohl, est connu pour avoir inventé le dessin animé au moment même où Méliès inventait les effets spéciaux au cinéma. Son œuvre d’images fixes est non moins notable, particulièrement ses caricatures. Il fut le disciple et l’ami d’André Gill, célèbre caricaturiste, qui lançaLes Hommes d’Aujourd’hui, une série satirique, existant de 1878 à 1899, composée de fascicules de quatre pages, format 20x29cm, combinant une caricature en première page avec des éléments biographiques piquants, plus ou moins sérieux, dans le but de créer une sorte de panthéon satirique français. Après la mort de Gill, en 1885, Emile Cohl interviendra à l’occasion dans cette série.
La portrait charge est un genre de dessins qui a ses codes, inscrit dans l’air du temps. Il s’agit de faire rire d’une célébrité culturelle ou politique, à l’occasion d’un événement sujet à controverse. En 1886, Ernest Renan, qui était devenu une figure officielle de la IIIe République, publiait des dialogues philosophiques, dont Le prêtre de Nemi et Le jour de l’an 1886. Ce philologue, historien et philosophe des religions, fut une figure savante et politique très controversée et caricaturée du fait de son interprétation humaniste de la figure du Christ.
Ce portrait charge de Cohl n’est pas vraiment original, mais s’inscrit dans une généalogie. En effet, il s’agit d’une caricature inspirée par une estampe de Louis Le Nain. De cette eau-forte, Cohl reprend les traits de Renan en forçant sur les yeux globuleux, en accentuant les sourcils en broussaille, la lippe tordue, et le cou enfoncé dans les épaules. Par ailleurs, André Gill avait déjà croqué Ernest Renan en 1867, dans La Lune, en sorcier chevauchant un balai au-dessus de flammes.
De la caricature de Gill, Cohl suit les règles du genre en cours à l’époque pour croquer une personne illustre. D’abord une grosse tête qui accuse les traits de la physionomie. Puis un petit corps chétif, l’effet comique étant produit par cette inversion des proportions, avec une tête en augmentation et un corps en diminution. Enfin, des attributs identitaires ironisant sur la situation propre au personnage. Ici Cohl met dans la main gauche de Renan une plume signalant sa fonction d’hommes de Lettres, plume biseautée pour signifier une pensée aussi acérée qu’une flèche. Sur son bras droit est assis un diablotin famélique et verdâtre qui rappelle que Renan fut un « démon » pour le courant des catholiques conservateurs qui vouèrent sa philosophie aux gémonies. Ce diable correspondait à l’esprit frondeur, républicain, voire anticlérical, de Cohl. Renan sentait d’autant plus le soufre qu’il sortait du séminaire et avait une culture religieuse hors du commun. Le caricaturiste le place dans un décor géométrique analogue aux vitraux des églises du XIXe siècle, donc au cœur d’un église, campé sur un damier, flanqué de deux rosaces, la tête surmontée d’une ogive ornée de palmettes. Il s’agit bien sûr d’un pastiche de l’icône classique de Saint Mathieu écrivant sous la dictée de l’ange, en valeur inversée puisqu’un diable d’homme écrit de la main gauche sous la dictée d’une sorte de Baphomet se tenant à sa droite.
Cohl, dans un évident désir de dérision et dans un souci de légitimation politique, reprend donc une image pieuse ordinaire et une accusation de blasphème pour les retourner selon un principe de renversement des valeurs propre au charivari ou au carnaval. Dernier trait d’esprit : la signature. Au lieu de se contenter de son paraphe manuscrit habituel, il signe en latin et en capitales « EMILE COHLPINXIT », soit « Emile Cohl peignit cela », pastiche des signatures des peintres verriers du moyen âge ou des peintres classiques. Une manière ironique de coller à son personnage, pris entre la solennité de son sujet – Dieu- et le prosaïsme de son traitement humain. Et inversement aussi une manière pour Cohl de rappeler, par-delà ses dessins populaires imprimés sur papier journal, qu’il était occasionnellement peintre de paysages.
Pour prolonger :Le cercle d’Emile Cohl, 37 avenue du Petit Chambord, 92340 Bourg-la-Reine. http://www.emilecohl.com/
Auteur : Christophe Genin