Intérieur de manoir
par Jean Arrouye
BIOGRAPHIE
PAR LE MêME AUTEUR
Le sablier
Retour de Cythère
La porte
Bonaparte visitant les pestiférés de Jaffa
Un manifeste de la modernité
Un retable très rhétorique
De nulle part
Une allégorie réaliste
Edward Steichen
Bord de Seine
Le crystal Palace
Rue à Rome
"Le docteur Péan opérant à l'hôpital Saint-Louis"
Un bouquet
Paysage anti-orientaliste
Un enchantement chromatique
L'échiquier de la vie
La chapelle des capucins
À voir et entendre
Photo de famille
La musique de Cézanne
Le dessin et la couleur ne sont pas distincts
Le ruisseau ironique
Violences imaginaires
Un volcan de rêve
Parodie
Donner à voir le silence
Eruption du Vésuve
Intérieur de manoir
par Jean Arrouye
La Composition du jardin de Jean-Loup Trassard raconte l’aménagement d’un jardin au XVIIIe siècle autour d’un manoir que le comte Nicolas Bichain de Montigny fait construire sur une légère hauteur par un architecte expérimenté. Le livre est, comme bien d’autres œuvres de cet auteur, illustré de photographies prises par lui-même. L’ensemble de celles-ci constitue un parcours à travers le manoir qui est bâti, précise le texte, autour d’un « axe reliant deux portes centrales nord et sud », donnant sur cour et jardin. C’est selon cet axe qu’est prise la photographie ici commentée.
Les portes se faisant face donnent occasion d’une image admirablement composée selon un double principe de symétrie et d’emboîtement. Par vertu de cadrage et de distance de prise de vue précisément calculés, la double porte-fenêtre à petits carreaux de la façade nord s’inscrit dans le carreau central de la partie de la porte-fenêtre de la façade sud qui occupe le premier plan. Cependant Jean-Loup Trassard applique le principe esthétique qu’il prête au concepteur du jardin qui estime que « quand une symétrie s’impose, /il/ est bénéfique, souvent, d’en fausser la rigueur par quelque variation qui fait le propos plus tendre ». En conséquence de quoi, sur la gauche de la photographie, paraît une mince bande claire du montant latéral de la porte dont il n’existe pas de répondant sur la droite.
Au bas de l’image et de la porte-fenêtre lointaine le dessin ondoyant de la boiserie atténue aussi la raideur orthogonale des menuiseries. Cependant leur réticulation redoublée et contrastée, blanche sur le vantail éclairé au premier plan, noire sur la silhouette de la fenêtre vue en contre-jour à l’arrière-plan, avère la justesse de l’appréciation du dessinateur du jardin qui jugeait que les multiples ouvertures du manoir « faisaient de sa façade une dentelle ouverte à la lumière ».
En fait les deux termes de « dentelle » et de « lumière » rendent compte tout particulièrement de l’originalité de cette photographie. « Dentelle » de la structure visuelle mise en abîme qui soumet la photographie à l’esprit de géométrie, infléchi cependant par les anamorphoses de la porte-fenêtre lointaine, sur le plancher où elle projette obliquement sa forme claire et sur la grande armoire dont on devine la présence à droite où elle reparaît de façon tremblée et incomplète ; « lumière » dont on pourrait dire qu’avec son contraire et son faire-valoir, l’ombre, elle est le sujet de cette photographie qui en décline de multiples cas : lumière étale sur les boiseries du premier plan, lumière grise qui emplit les carreaux de la porte-fenêtre lointaine, lumière mate de la projection de celle-ci sur l’armoire, lumière caressante sur le bas de ce meuble, lumière miroitante diversement mêlée d’ombre légère sur le parquet, lumière invisible et pourtant sensible qui emplit le paysage qui se reflète dans les vitrages du premier plan.
Cependant la richesse de cette photographie ne se limite pas à ce poème luministe corseté d’horizontales et de verticales. C’est aussi – d’abord – une vue de l’intérieur du manoir, vue apparemment volée par un voyeur qui regarderait à travers un vitrage qui le maintient indéfiniment à distance d’un lieu désirable dont le confort et le luxe se devinent aux objets aperçus, ample armoire rustique, lustre à multiples pendeloques de cristal, plancher aux dessins géométriques. Cette distance fait de la pièce observée un lieu d’émerveillement où les paradoxes se multiplient sous le regard du voyeur-voyant : le lustre destiné à magnifier la lumière et à la faire rayonner autour de lui n’est qu’une ombre plate ; par contre le plancher sombre se métamorphose en miroir de lumière frissonnante et l’armoire pansue et obscure résorbe sa masse en flaques de lumière. Cette transmutation des matières et des apparences et la vue de « Ces meubles luisants/Polis par les ans » ont une résonance baudelairienne. Dans cet intérieur, il semble en effet qu’on doive trouver luxe, calme et volupté, et pas seulement la volupté qu’en attend le comte Bichain de Montigny qui fait bâtir le manoir pour y vivre avec sa future épouse, mais aussi la volupté de la rêverie, des songes illusoires qui s’emparent de celui qui est prêt à céder à une invitation au voyage.
Cette invitation à outrepasser les données du visible, à s’évader en imagination du réel habité ou contemplé est doublement sensible dans cette photographie d’un lieu qui s’illimite sous le regard qui le traverse de part en part, d’une porte-fenêtre à l’autre (seraient-elles les fameuses portes d’ivoire et de corne familièrement travesties ?). Sur les carreaux de la première le monde entier se reflète et sur l’équivoque surface vitrée il se confond indistinctement avec l’univers intérieur du manoir. En bas, à gauche, se gonflent les frondaisons de bosquets obscurs, à droite un toit raye obliquement le ciel profond, symboles de tentations contraires – se fondre dans le vaste monde, s’isoler dans un refuge assuré – , au-delà de la porte-fenêtre lointaine un autre paysage se creuse, d’autres arbres se dressent. L’un d’eux, sur la droite, se distingue des autres, élevant haut son tronc, se découpant sur le ciel clair. Ce paysage en rappelle d’autres où se dresse semblablement un arbre altier, aperçus également à travers une fenêtre ou un porche. On les trouve le plus souvent à l’arrière-plan des Annonciations du Quattrocento ou des tableaux religieux de peintres flamands comme Thierry Bouts. Ils représentent le paradis, paysage d’hyacinthe et d’or où pousse l’arbre de vie.
Cette photographie, en conséquence, est bien plus que la représentation d’un lieu ; elle l’excède par sa dimension symbolique ; elle est cosa mentale. Son sujet ultime est la traversée des apparences, et l’instauration d’un espace de rêverie heureuse. Dans cette photographie imaginative la perception du réel s’enrichit du souvenir de ses représentations antérieures pour en proposer une image transfigurée.
Auteur : Jean Arrouye