De nulle part
par Jean Arrouye
BIOGRAPHIE
PAR LE MêME AUTEUR
Le sablier
Retour de Cythère
La porte
Bonaparte visitant les pestiférés de Jaffa
Un manifeste de la modernité
Un retable très rhétorique
Intérieur de manoir
Une allégorie réaliste
Edward Steichen
Bord de Seine
Le crystal Palace
Rue à Rome
"Le docteur Péan opérant à l'hôpital Saint-Louis"
Un bouquet
Paysage anti-orientaliste
Un enchantement chromatique
L'échiquier de la vie
La chapelle des capucins
À voir et entendre
Photo de famille
La musique de Cézanne
Le dessin et la couleur ne sont pas distincts
Le ruisseau ironique
Violences imaginaires
Un volcan de rêve
Parodie
Donner à voir le silence
Eruption du Vésuve
De nulle part
par Jean Arrouye
Cette image fait partie d’un ensemble de photographies, intitulé De nulle part, prises par Didier Cholodnicki dans ce qu’on appelait les pays de l’est. Sa partie inférieure n’est qu’une étendue gris-vert qui occupe plus du tiers de la hauteur de l’image ; les tracés clairs ou sombres de rails de tramway qui la traversent et qui, sous l’effet de la perspective, élargissent leurs intervalles au premier plan, font paraître plus vaste cette zone vide. Plus haut se dressent des deux côtés d’une rue des immeubles modernes de béton, de couleur déplaisante, gris-violacé glissant au verdâtre sur le plus anguleux d’entre eux, bâtiment officiel reconnaissable comme tel aux hampes de drapeaux fixées sur sa façade. Toutes ces constructions sont de style médiocre et répétitif, d’une architecture de la sorte que l’on dit triste, désagréable à voir et à habiter aussi, pense-t-on ; elles s’établissent de guingois dans la photographie, rendant manifeste que celle-ci a été prise par quelqu’un qui vraisemblablement circulait en voiture (mais ce guingois contribue aussi au malaise diffus que suscite la médiocrité de cet univers urbain). Photographie subjective donc, faite par qui ne semble pas vouloir s’arrêter mais bien plutôt établir une distance avec ce lieu dont les couleurs ternes et les ombres qui rongent les façades semblent signifier qu’on ne saurait y être heureux.
Là où le premier plan de la chaussée déserte s’articule avec l’arrière-plan de la ville laide, des habitants traversent la rue en une longue théorie, réduits à des silhouettes anonymes sombres et grises, leur physionomie indiscernable, comme si dans cet habitat ingrat l’individualité de chacun se perdait et la présence humaine était vouée à se résorber dans le camaïeu des couleurs sales de la cité.
Le choix de ce qui est photographié et le point de vue sous lequel il l’est, comme le traitement de son apparence (dont la tonalité d’ensemble est obtenue par traitement à l’ordinateur), ainsi que le format carré qui referme le spectacle sur lui-même font de cette photographie une image symbolique. Traduisant la difficulté de vivre dans un lieu qu’elle fait paraître oppressant et suggérant le désir qu’on peut avoir d’en partir (elle est prise d’un véhicule dont on imagine qu’il s’éloigne). Didier Cholodnicki dit qu’il photographie « le théâtre des tragédies humaines ». Ici la tragédie est l’ennui de vivre.
Auteur : Jean Arrouye