Bonaparte visitant les pestiférés de Jaffa
par Jean Arrouye
BIOGRAPHIE
PAR LE MêME AUTEUR
Le sablier
Retour de Cythère
La porte
Un manifeste de la modernité
Un retable très rhétorique
De nulle part
Intérieur de manoir
Une allégorie réaliste
Edward Steichen
Bord de Seine
Le crystal Palace
Rue à Rome
"Le docteur Péan opérant à l'hôpital Saint-Louis"
Un bouquet
Paysage anti-orientaliste
Un enchantement chromatique
L'échiquier de la vie
La chapelle des capucins
À voir et entendre
Photo de famille
La musique de Cézanne
Le dessin et la couleur ne sont pas distincts
Le ruisseau ironique
Violences imaginaires
Un volcan de rêve
Parodie
Donner à voir le silence
Eruption du Vésuve
Bonaparte visitant les pestiférés de Jaffa
par Jean Arrouye
La peinture du malheur collectif tourne volontiers à l’allégorie : que l’on pense au Radeau de la Méduse de Géricault ou au 3 Mai de Goya. Dans ces oeuvres, les victimes sont des mourants et l’allégorisation semble avoir pour but de sublimer rhétoriquement un constat intolérable, celui de la mortalité de l’homme. C’est ce que fait Antoine-Jean Gros dans son tableau de 1804, deBonaparte visitant les pestiférés de Jaffa, avec d’autant plus de résolution que la sublimation est dans ce cas le moyen d’un éloge intéressé. Dans un caravansérail à arcades monumentales, malades et morts sont inextricablement mêlés, installés dans l’ombre sur la gauche du tableau et gisant à terre tout au long du premier plan.
Les malades sont moins peints conformément à la réalité clinique de la maladie qui les touche, que le peintre eût pu observer dans un hôpital, qu’en application de la théorie des expressions qu’il a apprise à l’académie de peinture. Chaque malade exprime par sa posture et son attitude un sentiment : la peur, la résignation, l’accablement, l’épuisement, l’égarement, l’espoir, l’obstination, etc. C’est un tableau général des affects et des comportements devant la mort. Dans la lumière, Bonaparte, entouré d’officiers qui manifestant de l’inquiétude ou de l’horreur, impavide, touche du doigt le bubon d’un pestiféré arabe.
On ne voit pas le bubon, mais seulement le malade lever le bras. Par contre l’attitude et le geste de Bonaparte sont pleinement visibles. Le sujet du tableau est donc moins la maladie que la conduite du général français manifestant courage, compassion et grandeur d’âme. Reprenant un geste du Christ, choisissant un malade d’une autre religion que la sienne, il s’affirme ainsi héros intemporel, digne de l’admiration de tous, indépendamment de leurs nationalités ou de leurs croyances. L’éloge du héros et le brevet d’aptitude à régenter toutes les nations qui lui est ainsi donné est aussi un éloge de l’homme en général dont la grandeur se découvre dans la confrontation avec la mort. Bonaparte peut gouverner les hommes parce qu’il possède au plus haut point les vertus qui rendent l’homme admirable. La preuve en est donnée par son comportement sublime devant la plus horrible des maladies.
L’art romantique aime les situations extrêmes et nulle ne l’est plus que le face à face d’un individu avec la mort, que ce soit la sienne (pour le fusillé de Goya), celle des autres (pour Bonaparte à Jaffa) ou celle d’une civilisation (pour Chateaubriand sur l’Acropole). Dans tous les cas l’homme sort grandi de cette expérience du désastre. En même temps se découvre que l’envers d’une leçon de vanité peut être un dithyrambe humaniste et s’illustre une conception de l’héroïsme comme tension oxymorique entre affliction et sérénité.
Auteur : Jean Arrouye