Donner à voir le silence
par Jean Arrouye
BIOGRAPHIE
PAR LE MêME AUTEUR
Le sablier
Retour de Cythère
La porte
Bonaparte visitant les pestiférés de Jaffa
Un manifeste de la modernité
Un retable très rhétorique
De nulle part
Intérieur de manoir
Une allégorie réaliste
Edward Steichen
Bord de Seine
Le crystal Palace
Rue à Rome
"Le docteur Péan opérant à l'hôpital Saint-Louis"
Un bouquet
Paysage anti-orientaliste
Un enchantement chromatique
L'échiquier de la vie
La chapelle des capucins
À voir et entendre
Photo de famille
La musique de Cézanne
Le dessin et la couleur ne sont pas distincts
Le ruisseau ironique
Violences imaginaires
Un volcan de rêve
Parodie
Eruption du Vésuve
Donner à voir le silence
par Jean Arrouye
« Silencio », réalisé en 1954 par Eugen Gomringer, ne semble donner à voir, et inévitablement à lire, que le mot, « silencio », écrit en majuscules et quatorze fois répété. Cependant les quatorze occurrences du mot sont disposées de telle façon, en trois colonnes, les deux extérieures formées de cinq mots superposés, celle du centre de quatre seulement, le troisième emplacement laissé vide, que le tableau semble mettre en scène un vide central encadré de texte. Or si on lit ce texte ce vide devient un silence, c’est-à-dire le sujet même du tableau.
Ce faisant on découvre un paradoxe propre à ce mot : son signifiant contredit son signifié ; l’énonciation du mot abolit ce qu’il désigne, car dire « silencio » c’est faire du bruit, réaliser le contraire de ce qu’on dit. Ce mot est en quelque sorte l’inverse d’un performatif. Or la disposition des mots sur le tableau permet de passer outre la contradiction sémiotique inhérente au mot : lire/dire ce qui est écrit sur le tableau, « silencio », finit par produire du silence. On peut croire alors que le tableau a une dimension narrative, que sa composition résulte de la notation symptomatique d’une expérience qui lui confèrerait une vraisemblance pragmatique car qui veut obtenir le silence généralement crie « silence ! », de sorte que la succession des « silencio » pourrait être comprise comme les jalons d’une histoire, celle de quelqu’un qui réclame obstinément le silence et finit par l’obtenir après sa septième demande. Cependant ce scénario ne peut expliquer pourquoi, le silence obtenu, il faudrait se remettre à crier « silencio », car rien n’indique sur le tableau que le silence établi ait été rompu autrement que par la reprise de l’écriture. Il faut donc renoncer à cette histoire anecdotique et, constatant que, quand on lit, le silence est précédé et suivi du même nombre de « silencio », tandis que, quand on se contente de regarder, le vide central, figure du silence, est symétriquement encadrée par les « silencio » faisant bloc, conclure que seules des raisons esthétiques, de rythme sonore et d’équilibre visuel, justifient la disposition des mots et la configuration du tableau. On peut en conséquence postuler qu’elles-mêmes ont été adoptées pour mettre en scène, rendre sensible, le paradoxe morpho-sémantique inhérent au mot « silencio »et donner à voir doublement le silence, d’abord comme bruit, ainsi que l’on dit en théorie de la communication, dans son corps visible et audible de morphème, ensuite comme silence vrai puisque, ainsi que l’affirment tous les dictionnaires, le silence est l’absence de bruit.
De sorte qu’il est aussi un paradoxe propre à ce tableau : c’est qu’il représente son sujet déclaré de deux façons à la fois contradictoires et complémentaires.
Auteur : Jean Arrouye