Du désir de soi
par Christophe Genin
BIOGRAPHIE
PAR LE MêME AUTEUR
La perpendiculaire et le niveau
La baigneuse vêtue ou le temps suspendu
Femme et artiste
Toi et moi
Aphrodite enceinte
Vertiges de l'abîme
Les sentinelles de la fraternité
L'image revendiquée
La couvade d’un dieu
Une culture occulte et occultée
L’origine de l’être
Un sexe équivoque
2D ou 3D ?
La figure réversible
Consistance de l’intervalle
La culture souterraine
De l’art du vide
La putain respectueuse
Jésus croyait au diable
L'esprit du pinceau
Aller retour
Du désir de soi
par Christophe Genin
Robert Crumb, dessinateur américain, est une figure emblématique de la cultureunderground américaine des années soixante-dix. Cette contre-culture « souterraine », née du mouvement hippy dans les années soixante, protesta contre l’Amérique bien pensante en prônant la libération sexuelle, l’égalité civique pour les minorités.
Il nous livre ici une autobiographie fantasmatique caricaturale comprenant quatre planches. Nous nous focaliserons sur les deux centrales.
Dans la première planche Crumb se présente, et reconnaît à l’Amérique la liberté de pouvoir tout dire, même s’il la critique. C’est à une telle liberté sans limites qu’il nous convie dans les planches suivantes.
La seconde planche commence par une parodie des comédies musicales de Broadway ou d’Hollywood, avec Groucho Marx en M. Loyal, et finit par un pastiche des bandes dessinées populaires nord-américaines. On retrouve le style inimitable de Crumb : un dessin sale (dirty) pour des images non moins « sales », qu’il désigne comme ses « petits dessins pervers ». Dans la troisième planche Crumb revit sa naissance, mettant en scène un accouchement à tous égards imaginaire. Nous avons affaire à un cas de régression, si par ce terme psychanalytique on désigne le retour en enfance, ou toute phase durant laquelle une personne trouve une satisfaction à revenir à un moment antérieur et plus élémentaire de son évolution psychologique. En effet, le dessinateur revient à sa matrice originelle, avant de revivre son expulsion sanglante. Crumb adulte revient au néant originel avant se métamorphoser en Crumb fœtus, puis en nouveau-né, en fait une caricature de Crumb adulte en bébé. Il ne s’agit pas ici de raconter ses mémoires, à la façon d’un Chateaubriand narrant sa naissance, mais d’exposer la névrose de l’auteur, son trouble psychologique exposant un conflit avec le réel.
Crumb nous livre dès lors ses angoisses et ses phantasmes. D’abord revivre sa naissance, non pas dans l’inconscience du nouveau-né mais sous forme d’enfant déjà avancé, doué de parole, de mémoire et de désir, un enfant qui serait en quelque sorte l’adulte s’observant lui-même en phase régressive, ce qui reprend la tradition plastique de l’homonculus. Mais loin d’être un petit Jésus arrivant déjà formé dans le ventre de Marie, cet homoncule est la limite ultime de la représentabilité de soi, en deçà de laquelle l’imagination se confronte au néant. Ensuite, exprimer son désir incestueux, en se vautrant dans les seins de sa mère, avant qu’elle engage une vigoureuse irrumatio. Rappelons Freud qui, dans Un souvenir d’enfance de Léonard de Vinci, interprète le souvenir du peintre comme un désir de fellation incestueuse. Ici Crumb en associant tétée et fellation semble montrer qu’elle relèvent d’une même extase de réplétion. Enfin, craindre la censure du père, figure autoritaire, militaire interrompant brutalement et inopinément la relation sexuelle, provoquant la confusion de la mère, et la peur de l’enfant, réfugié entre ses seins.
La dernière planche nous montre une seconde expulsion de l’enfant : non plus hors de la matrice, mais hors du foyer familial par son père. Esseulé, à la rue, non reconnu par son père, sans espoir de retrouver sa mère, le petit Crumb, rageur, se jure de devenir quelqu’un.
Il y a là un thème constant dans l’œuvre de Crumb : une demande d’amour qui doit surmonter un sentiment de culpabilité compte tenu d’un ordre social répressif. Sans vergogne sa mise en scène pseudo-autobiographique vise à casser les tabous de la culture, en particulier ceux qui fondent la parentalité.
En fait, la narration suit un triptyque. Dans le premier volet, Crumb part d’une crise de l’estime de soi, d’un doute sur sa propre valeur élevé à l’hyperbole d’une crise existentielle : ma vie est sans fondement. Je retourne donc au « rien » d’être qui fait de ma vie un simple accident sans intérêt. Mais le second volet va redonner sens à sa vie. Le petit d’homme, ou plus exactement le petit qui permane en tout homme, retrouve une nécessité d’être par le fait d’être désiré par sa mère. J’existe au regard de celle qui m’a voulu. Et les délices d’être désiré vont jusqu’à devenir l’objet sexuel de sa mère. Le troisième volet rejoue ces deux phases. La crise prend la forme d’un déni de filiation de la part du père. Pour être, le fils se retrouve donc dans la nécessité de rejoindre sa mère. Mais il ne rencontre qu’une femme lui ressemblant, et qui le rejette de même. Ni père ni mère, derechef le petit Crumb n’est plus rien.
La sortie de crise se fera dorénavant par un retour sur soi, par un désir de soi par soi : je veux devenir quelqu’un. La réflexivité artistique est ici explicitement liée à l’amour de soi. Je dessine, donc je suis.
Auteur : Christophe Genin