La baigneuse vêtue ou le temps suspendu
par Christophe Genin
BIOGRAPHIE
PAR LE MêME AUTEUR
La perpendiculaire et le niveau
Femme et artiste
Toi et moi
Aphrodite enceinte
Vertiges de l'abîme
Les sentinelles de la fraternité
L'image revendiquée
La couvade d’un dieu
Une culture occulte et occultée
L’origine de l’être
Un sexe équivoque
2D ou 3D ?
La figure réversible
Consistance de l’intervalle
Du désir de soi
La culture souterraine
De l’art du vide
La putain respectueuse
Jésus croyait au diable
L'esprit du pinceau
Aller retour
La baigneuse vêtue ou le temps suspendu
par Christophe Genin
Ce Service japonais brouille les pistes de notre regard.
D’abord par son titre qui nous fait espérer ou attendre une nature morte, la peinture d’un service de table japonais, quand celui-ci est réduit en fait à un bol, deux tasses et une cuillère.
Ensuite par l’organisation de l’espace. Les rayons convergents des stores pourraient nous faire croire à une construction perspectiviste classique, avec un point de fuite. Or il n’en est rien. Les lignes du carrelage au premier plan semblent s’ordonner en éventail dont le point de convergence serait aux pieds de la femme, au second plan, là où précisément les lignes repartent en parallèles. De même au fond, les deux balcons ne sont pas sur le même plan et n’indiquent pas la même profondeur, comme si l’appel du lointain, à notre gauche, était en partie obstrué par une cloison de refend. Anne Zénatti est familière de cette perspective brisée. Elle produit un espace fragmenté, à facettes, recomposé autour de la figure humaine. Ce n’est pas l’humain qui est situé dans une construction géométrique, mais une géométrie qui est disloquée et réarticulée par une présence humaine.
Car, à vrai dire, le regard est quelque peu en hauteur, en plongée. D’où ce guéridon vu de dessus. Ce regard altier surplombe la femme et se concentre sur un point précis de son corps : le ruban vert défait. Là où l’arête de la colonne vertébrale n’est plus une ligne de démarcation entre deux incarnats, mais devient un filet de lumière vermillon. Le lacet défait, déjà hors des œillets du vêtement, comme l’épaule droite de la femme dévêtue semblent annoncer une nudité prochaine.
Et c’est là, enfin, qu’Anne Zénatti, joue avec l’éducation de notre regard. Chacun aura bien sûr reconnu une citation du thème de la baigneuse chez Ingres, de cette femme nue, vue de dos, que ce soit la Baigneuse de Valpinçon, La petite baigneuse, ou la musicienne du Bain turc. Il y a ici aussi une façon de travailler le modelé du corps par la lumière. Mais au décor orientalisant se substitue un entrelacs de droites et de courbes aux teintes prune et aubergine. Le turban « local » cède la place à un bandeau vert agrémenté d’une fleur orangée dont les courbes font contrepoint à la boucle d’oreille aux reflets argentés. Mais surtout cette femme n’est pas seule, comme nous l’indique justement le service japonais. Du coup le tableau rompt avec l’« académie » qui faisait du nu un genre apparemment non narratif. Ici une main vient de défaire le lacet. L’épaule s’est découverte dans un mouvement lent. La femme tourne la tête. L’autre recule et l’observe. Le temps se suspend, entre la promesse et le désir…
Finalement tout ce luxe de formes et de poufs, de claustras décalées, est un trompe l’œil qui nous égare, nous faisant oublier ce regard mi-clos, recueilli sur l’attente, cette oreille ourlée, à l’écoute de l’autre, et ce dos de lumière en attente de caresses. Une peinture de l’entre-deux.
Auteur : Christophe Genin