L’échiquier de la vie
par Jean Arrouye
BIOGRAPHIE
PAR LE MêME AUTEUR
Le sablier
Retour de Cythère
La porte
Bonaparte visitant les pestiférés de Jaffa
Un manifeste de la modernité
Un retable très rhétorique
De nulle part
Intérieur de manoir
Une allégorie réaliste
Edward Steichen
Bord de Seine
Le crystal Palace
Rue à Rome
"Le docteur Péan opérant à l'hôpital Saint-Louis"
Un bouquet
Paysage anti-orientaliste
Un enchantement chromatique
La chapelle des capucins
À voir et entendre
Photo de famille
La musique de Cézanne
Le dessin et la couleur ne sont pas distincts
Le ruisseau ironique
Violences imaginaires
Un volcan de rêve
Parodie
Donner à voir le silence
Eruption du Vésuve
L’échiquier de la vie
par Jean Arrouye
Ce tableau est, à première vue, une allégorie des cinq sens et les objets qui font allusion à ceux-ci sont répartis sur toute la surface du tableau, ou de la table, selon que l’on considère le spectacle que l’on a sous les yeux comme oeuvre picturale ou peinture d’un lieu. De gauche à droite et du premier plan à l’arrière-plan sont successivement évoqués sur la partie claire du tableau l’ouïe par le luth et le cahier de musique, le toucher par les cartes et la bourse contenant soit les pièces d’argent que l’on mettra en jeu, soit les pièces du jeu d’échec, le goût par le pain et le verre de vin ; l’échiquier, voisin du jeu de cartes et peut-être lié fonctionnellement à la bourse, participe aussi du toucher, mais ses cases alternativement blanches et noires pourraient symboliser les deux limites du visible, l’éblouissement de la lumière et l’aveuglement de l’obscurité, et en faire un symbole de la vue que, indubitablement, signifie le miroir vers lequel conduisent les alignements de ses cases. Sur l’échiquier le bouquet d’oeillets représente l’odorat.
Le sens du tableau irait donc de soi si l’on ne considérait que l’ensemble des objets réunis. Mais leur disposition semble impliquer d’autres intentions et tout particulièrement ce fait paradoxal que la zone consacrée à la vue est la plus sombre de sorte que le miroir est un lac de ténèbres où l’on ne voit rien se refléter. Il ne peut y avoir de hasard à cela : il ne tenait qu’au peintre que son miroir ne soit pas vide et l’oblique qui sépare la zone claire de la zone sombre du tableau est la diagonale du carré inclus dans le rectangle du format, obtenue par la procédure classique du rabattement du petit côté sur le grand. Puisque nous sommes en régime allégorique il faut supposer à cette géométrie une intention qui ne peut être que le dépassement de la simple allégorie des cinq sens.
Car si ce qui figure le sens de la vue est ainsi montré aveugle, indifférent à la beauté des choses et si, de plus, le miroir est placé en ce lieu d’abstraction où le spectacle du monde se réduit à une alternance de noir et de blanc qui est comme une figure schématique du bien et du mal (le jeu d’échec n’est-il pas un vieux symbole du destin de l’homme ?), c’est sans doute qu’au terme de la traversée du tableau, engagée en suivant l’invite du cahier à musique qui oriente le premier parcours du regard, il nous est suggéré qu’il est autre chose à découvrir dans la vie que ces occasions de délectation des sens et de divertissement dont on a rencontré en cours de route les instruments. Devant le miroir vide « s’ouvriront les yeux des aveugles », ainsi que l’a prédit Isaïe (Is 35, 5) ). Il faut se détourner du miroir et prendre une direction contraire à celle adoptée préalablement — c’est une conversion ! —, suivre maintenant les obliques péremptoires qui s’orientent de droite à gauche, ou plutôt de senestre à dextre, du point de vue de la vraie vie . L’une de ces obliques mène au vase fleuri, les autres au pain et au vin.
Or le pain, surtout lorsque, comme ici, il concentre sur lui tant de lumière et qu’il est profondément marqué, structuré, du signe de la croix, et le vin, quand il est rouge et intimement pénétré de lumière, sont symboles de l’eucharistie par laquelle le croyant est sauvé, se fut-il égaré préalablement dans le divertissement. Quant aux oeillets rouges, ils sont, parce que carnatio en latin, fleurs de l’incarnation, emblèmes rassurants de Celui qui se fit chair pour mieux sauver nos âmes, et parce que en grec, dianthos, fleurs de Dieu. Il n’est pas étonnant en conséquence que le bouquet soit de trois fleurs comme Dieu est un en trois personnes.
Ainsi le tableau d’agrément se change en sermon aux libertins et l’allégorie des cinq sens se transmue (transcende) en allégorie des deux amours, celui de la vie terrestre, engagée dans le temps et vouée à la finitude, que représentent au premier plan les instruments de musique et les jeux, évocateurs d’activités qui se déroulent dans la durée, et celui de la vraie vie, éternelle, dont les objets du second plan sont les garants ou les emblèmes (le paradis est un jardin fleuri). Au-delà de ces objets eucharistiques et théologiques le fond est de couleur sombre, mur qui glisse à l’abstraction, et produit donc simultanément un effet de trompe-l’oeil qui exalte la présence des objets qui se détachent sur ce fond et de suggestion d’un au-delà indiscernable auquel on n’accède que par l’entremise de Dieu .
L’échiquier, parcouru de biais, comme font les fous, mène au miroir où s’éteignent les grâces de la vie ; parcouru en long, comme font les pions qui, ainsi que nous dans l’existence, avancent peu à peu vers la limite extrême du cheminement qui leur (nous) est imparti, il mène au lieu où traversé par la lumière l’eau limpide du vase transparent et le bouquet trinitaire évoquent la présence de Dieu . Ce sont les deux voies qu’oppose Matthieu dans son évangile, « la voie spacieuse conduisant à la perdition » (Mat 7, 13) que dessinent de fait sur le tableau les cases articulées par la pointe et « la voie qui conduit à la vie, et il en est peu qui la trouvent » (Mat 7, 14), voie composée par les cases juxtaposées, alternativement blanche et noire qui donnent l’idée d’un cheminement plus malaisé mais moins aventureux parce que moins précipité. C’est à être de ce peu qu’exhorte silencieusement le sagace tableau de Lubin Baugin
Auteur : Jean Arrouye