Un bouquet
par Jean Arrouye
BIOGRAPHIE
PAR LE MêME AUTEUR
Le sablier
Retour de Cythère
La porte
Bonaparte visitant les pestiférés de Jaffa
Un manifeste de la modernité
Un retable très rhétorique
De nulle part
Intérieur de manoir
Une allégorie réaliste
Edward Steichen
Bord de Seine
Le crystal Palace
Rue à Rome
"Le docteur Péan opérant à l'hôpital Saint-Louis"
Paysage anti-orientaliste
Un enchantement chromatique
L'échiquier de la vie
La chapelle des capucins
À voir et entendre
Photo de famille
La musique de Cézanne
Le dessin et la couleur ne sont pas distincts
Le ruisseau ironique
Violences imaginaires
Un volcan de rêve
Parodie
Donner à voir le silence
Eruption du Vésuve
Un bouquet
par Jean Arrouye
Arums, iris et mimosas, peint à Tanger au début de 1913, est un descendant de L’intérieur aux aubergines, de 1911 (212 x 246 cm, Musée de Grenoble) où sol, murs revêtus de papier peint, paravents, tableaux suspendus, etc. s’imbriquent les uns dans les autres, tous établis sur le plan de la toile, de sorte à constituer une composition sans faille occupant avec une densité figurative et chromatique égale toute la surface de la toile. Ici cependant Matisse ne récuse pas entièrement la troisième dimension, ainsi que le montre au premier regard le tapis de table bleu à motif de feuillage, représenté en perspective et légèrement soulevé. Mais le bouquet, sujet déclaré du tableau, disperse ses fleurs latéralement et le rideau rose, dans la réalité placé derrière lui, vient si violemment en avant par contraste chromatique qu’il fait se rebrousser vers le plan le haut de la cloison verte à gauche tandis que les mimosas tirent à eux de toute la vivacité de leur jaune le papier peint à fleurs bleu-violet du fond de la pièce, auquel de plus les feuillages du tapis. font signe.
La grande feuille triangulaire qui retombe du pot de fleurs, frontale et verticale, est le symbole et aussi un des agents actifs de la contestation visuelle de la perspective dans le tableau Elle est si longue qu’il est impossible que dans la réalité elle ne touche pas le dessus de la table et ne se replie à son contact. Mais en peinture elle conserve obstinément sa verticalité et révoque tout de son long la tridimensionnalité. Sa couleur vert pâle est la même que celle du mur latéral gauche et elle est passée de la même façon sur le mur et la feuille ; de plus la partie visible la plus basse du mur est de même forme, étroit triangle aigu, que la feuille et rime avec elle ; tout cela fait que l’étendue du mur paraît parallèle au plan du tableau. La grande feuille pointe vers la surface de la table, en bas de la toile, d’un vert plus sombre, sur laquelle se voient aussi les traces du pinceau, de sorte que la facture empêche qu’on y perçoive la profondeur. De même, au-dessus (il est difficile de dire plus loin), sur la partie visible du sol de la pièce, verte aussi, la facture est apparente, avec le même effet. Le bord droit de la table enfin, par sa verticalité, participe efficacement à cette dénégation de la profondeur qui est à l’œuvre dans le tableau.
Matisse se sert donc aussi bien de la disposition des objets, de la couleur, des rapports de formes que de la facture pour ramener sur le plan les composants de son tableau. Cependant il ne vise pas la planéité totale, mais cherche un compromis entre les deux logiques propres à la peinture figurative, celle de la représentation qui suppose que le tableau permette de connaître la réalité de la situation des objets peints, celle de la picturalité qui veut que, en définitive, un tableau soit un ensemble harmonieux dont chaque partie n’a de raison d’être que les relations de solidarité plastique et de cohérence esthétique qu’elle noue avec le reste de l’œuvre. Sur la gauche, le bord du tableau coupe le tapis et la table sur laquelle il est posé : cela suppose qu’ils se prolongent imaginairement en dehors du tableau et donc qu’il y a continuité, ou du moins analogie feinte, entre l’espace extérieur tridimensionnel et l’espace intérieur au cadre. De fait si l’on aborde le tableau de ce côté-là, le regard est entraîné en profondeur par le bord oblique de la table couverte du tapis.. Par contre, à droite, une bande de couleur, brune sur les cinq sixièmes de sa hauteur, verte ensuite, dont il est difficile de savoir ce qu’elle représente (un rideau apparemment mais dont on ne peut comprendre ce qu’il ferait là), d’une largeur d’à peu près quinze centimètres en bas du tableau et dix en haut, court sur toute la hauteur du tableau et fait obstacle à ce que le regard y pénètre illusoirement. Qui plus est, sur plus de la moitié de la hauteur, cette bande est contiguë à la zone verte où la couleur est passée de sorte que la facture annule la profondeur. Si l’on aborde le tableau de ce côté-là, le regard est donc durablement maintenu en surface du tableau. Cependant, à gauche, à peine engagé dans la profondeur, il rencontre la cloison verte dont on a vu qu’elle renvoyait à la grande feuille établie au premier plan et, à droite, aussitôt que traversée la bande, il rencontre le mimosa qui sort du vase situé au bord lointain de la table et le coin le plus éloigné du tapis, tous deux en contact visuel apparent avec le bandeau. Partout ainsi la représentation est soumise à une tension entre affirmation et dénégation de la profondeur, entre propension des objets à s’établir sur le plan de la toile et maintien de la perception de leurs espacements. C’est cette tension qui, en définitive, est le propre de la peinture pratiquée par Matisse dans cette œuvre.
Auteur : Jean Arrouye