L’autoportrait d’une Signature
par Alain Bouaziz
BIOGRAPHIE
L’autoportrait d’une Signature
par Alain Bouaziz
« Si être un objet dans un monde humain, c’est avoir un nom, le «sans-nom» ou l’innommable est aussi l’informe, le non identifiable, le vertigineux, l’angoissant, le sans visage.»
Françoise Armengaud
Cette gouache sur papier libre ne représente rien. Ce n’est pas une étude (une pochade), pas davantage à un croquis «spontané», si on se réfère aux normes usuelles de la pratique artistique et à l’idée qu’une vision peut engendrer. On remarque toutefois, ça ou là, des séparations ainsi que la répartition de formes en secteurs manifestement préétablis. Un éventail limité de formes triangulaires étirées pointes en bas et en haut et plus teintées que colorées est partout perceptible, au point qu’on soupçonne malgré tout une sorte de motif. Une ligne médiane horizontale en transparence filigranée à gauche, puis franchement rouge ensuite suggère qu’un dispositif vise en gros deux compositions distinctes volontairement placées l’une au-desous de l’autre pour produire un effet de miroir. Des surfaces verticales, blanchâtres et bleuâtres, n’empêchent pas que les deux moitiés paraissent effectivement comme ombres et reflets l’une par rapport à l’autre. Curieusement, entre plein et vide, réserve et contenu, des figures se précisent : des visages faussement inversés faces contre faces. Les divisions ramenées sommairement aux quatre zones ajoute un jeu de plié-déplié ou plutôt de plié-déployé.
On l’a dit, on n’ose à peine lire une intention qui se tienne.Le doute lui-même est également permis quant à la surveillance technique du travail. Le traitement des matières n’en est pas un, le peintre ayant ajouté du diluant et liquéfié le matériau jusqu’à épuiser toute tenue possible de ce dernier. Qui plus est, profitant des délayages, des superpositions ou des coulures des teintes les unes sur les autres, van Velde a misé sur ce que pouvait donner l’imprévisible séchage du subjectile. Ainsi qu’en juge Samuel Beckett, Sans titre, 1973 ressemble « à une surface qui n’était pas là avant.»!
Bram van Velde est un nom arrangé, le nom complet du peintre est Abraham van Velde. Comment, dès lors, ne pas percevoir sur le tableau un A et deux V successifs qui viennent en contrepoint des formes triangulaires qu’on évoquait en préambule? Comme le nom (équivalent symbolique d’un visage), l’œuvre (son histoire, son image, sa forme) est ici le représentant perceptible de son auteur. Indice troublant supplémentaire de l’affirmation auctoriale du peintre : dans la plupart de ses peintures, Bram van Velde exploite l’image répétée de ce miroir horizontal auquel on a, plus haut, prêté attention. De cette signalétique formelle – presque aussi régressive qu’un tag- nous en déduisons que le peintre semble ne s’inspirer que de lui-même.
Pourtant : le long de la ligne où les deux moitiés du tableau se rejoignent, l’innommable tombe, mu par un besoin vital de fusion. Paradoxalement, ces archaïsmes presque purs, ramenés à la seule signature de l’artiste atteignent à une densité expressive inoubliable. Le « laisser aller » avec lequel Bram van Velde traite son travail subjugue, qui, longtemps, fera de lui un incompris. Mais le temps a passé qui a transformé ce chiffre incandescent en l’autoportrait inouï d’une signature.
Auteur : Alain Bouaziz
Bibliographie :
– Samuel Beckett, Trois dialogues, Minuit, 1999
– Charles Juliet, Rencontres avec Bram van Velde, Fata Morgana, Paris 1978
– Françoise Armengaud, ibid