Entre rupture et tradition
par Philippe Marcelé
BIOGRAPHIE
Entre rupture et tradition
par Philippe Marcelé
Exposée au salon des refusés en 1863, l’œuvre a fait scandale. L’empereur notamment la jugea « indécente ». Comme Olympia, tableau contemporain, mais exposé, lui, au salon de 1865, il est devenu paradigmatique du concept nouveau de « rupture » et en cela, on peut y voir un signe annonciateur de « l’avant-gardisme ».
Le scandale a porté sur deux points : la facture et le sujet. Ont choqué, une facture jugée négligée, une mauvaise perspective et la présence d’une femme nue « ordinaire » – ce n’est ni Diane ni Vénus, dont la nudité conventionnelle aurait été acceptable mais peu vraisemblable dans une scène « de genre » – en compagnie de deux hommes habillés. On a cherché des explications réalistes. On a vu par exemple, deux peintres et leur modèle. Mais il ne s’agissait pas d’une scène d’atelier et dans le cadre d’une partie de campagne, cette explication n’expliquait rien, voire aggravait les choses. Pour Zola, c’était sans importance : le « sujet » – insistait-il, dans ses écrits sur l’art – n’est pour les peintres « qu’un prétexte à peindre » et le nu, concernant plus particulièrement cette œuvre, « n’est là que pour fournir à l’artiste l’occasion de peindre un peu de chair ».
D’ailleurs, Zola remarquait qu’il y avait au Louvre « plus de cinquante tableaux » qui rassemblaient des hommes habillés et des femmes nues, sans que personne ne s’en offusquât. Sur ce point, la critique conservatrice était d’accord. M. Hamerton par exemple établissait un rapprochement, justifié d’ailleurs, avec le Concert champêtre de Giorgione (aujourd’hui attribué à Titien). « On passe -écrivait-il – sur la moralité douteuse de cette toile en raison de ses magnifiques couleurs », mais « voilà qu’un misérable Français vient rendre dans le langage du réalisme français moderne, sur une plus vaste échelle et en substituant l’horrible vêtement français actuel au gracieux costume vénitien ».Ce que ne tolérait pas M. Hamerton c’était la « modernité » au sens baudelairien du terme, le « réalisme », « l’horrible vêtement français actuel »…Sans cela, il se serait fait une raison – il le disait lui-même – de « la moralité douteuse ».
La référence ostensible à Giorgione-Titien, inscrivait pourtant délibérément ce tableau dans « la » tradition si bien que son « scandale » est un paradoxe, qui peut-être est le paradoxe de Manet lui-même. Il ne s’est jamais posé en révolutionnaire ni dans sa vie ni dans sa peinture. Élève de Couture pendant six ans, de 1850 à 1856, il refusa toujours d’exposer avec les impressionnistes – quels que soient les liens qu’il pouvait avoir par ailleurs avec eux – sans doute, par peur de se compromettre. Médaillé en 1881 de la légion d’honneur, il regretta seulement qu’elle soit venue si tard, attitude qui contrastait singulièrement avec celle de Courbet, qui le 23 juin 1870 écrivit une lettre publique au ministre M. Richard pour refuser cette décoration au nom de l’indépendance de l’artiste vis-à-vis de tout pouvoir politique. Courbet autant que Manet reconnaissait sa dette envers la tradition comme en témoigne son texte introductif à son exposition parallèle au salon officiel en 1855, mais chez Manet elle s’affiche par le jeu des références : Giorgione, Titien, Vélasquez, Franz Hals, Goya …Ici la référence n’est pas tout à fait une citation et elle est plus qu’un emprunt. Ce n’est pas une réinterprétation, ni véritablement un hommage et encore moins un détournement, au sens que donneront à ce terme les artistes de la fin du XX° siècle : Manet n’est pas un pré « post-moderne ». Chez lui la référence est plutôt un gage de bonne conduite. Mais – ironie de l’histoire – la bonne conduite se retourne contre elle-même. L’enfant sage se révèle un enfant terrible, le bon élève un cancre, le continuateur un profanateur. C’était bien ainsi que M. Hamerton le percevait.
Le paradoxe ne s’arrête pas là. Manet avait « revisité » les anciens, les « modernes » lui rendront la monnaie de sa pièce. Hommage ou ironie ? Les deux sans doute. On connaît la version du Déjeuner sur l’herbe par Alain Jacquet. On connaît sans doute moins celle de Gilbert Shelton, dessinateur américain particulièrement décapant, qui en a fait la couverture du second tome de ses Freaks Brothers.
Comme celle de Jacquet, la version Shelton respecte la composition de Manet et, dans un certain sens, elle en respecte l’esprit, puisque, comme elle, elle « modernise » les personnages et les costumes : les Freaks brothers sont mis en scène, avec tous les attributs qui ont fait leur réputation, la drogue, l’obsession sexuelle…Mais curieusement, la nudité qui avait tant choqué chez Manet est ici gommée. La jeune femme se trouve affublée d’un maillot de bain deux-pièces ridicule. Pourtant on ne peut soupçonner Shelton, qui en a fait bien d’autres, de pudibonderie ou de conventionnalisme.
C’est que, par cette double inversion des valeurs, ce rétablissement apparent des normes de la morale traditionnelle, Shelton procède à une nouvelle (mais non ultime, soyons-en sûr) négation de la négation de la légitimité artistique, que le tableau de Manet, sous l’égide du modernisme, avait fini par incarner. Le paradoxe – encore lui – est que ce soit précisément ce tableau qui en soit le prétexte.
Auteur : Philippe Marcelé