Un tendre abordage
par Pierre Fresnaut-Deruelle
BIOGRAPHIE
PAR LE MêME AUTEUR
La banalité transfigurée
Un tendre abordage
par Pierre Fresnaut-Deruelle
« Il s’agit de susciter l’apparition d’une image qui, en tant que telle, comporte nécessairement sa part de sommeil » Michel Covin, Esthétique du sommeil,
Trouvant probablement leur bien dans les illustrations d’un texte de Philostrate (1), traduit et édité à la fin du XVI°s., les frères Le Nain peignent cette huile à une époque où la sensibilité maniériste s’est déjà exprimée dans l’illustration des figures de la veine romanesque. Le Roland Furieux (l’Arioste), L’Astrée (Honoré d’Urfé) ou La Jérusalem délivrée (Le Tasse) constituent l’arrière-fond héroïque en regard duquel l’épisode relatant l’idylle de Bacchus et Ariane connaît une nouvelle jeunesse.
Thésée vient d’abandonner Ariane sur l’île de Naxos.Bacchus vient pour la consoler : instant décisif que les Le Nain choisissent de « porter » sur la toile. En vérité, il a été question de ne retenir que les seules prémices de la consolation, à savoir la Rencontre amoureuse. Il apparaît, en effet, que cette dernière est à soi seule un sujet pictural particulièrement riche puisque le tableau représente tout à la fois une sortie (un débarquement) et une entrée ( les premiers pas sur une île) : littéralement une ar-rivée. C’est bien au bord de la mer que la fille de Minos devait être accostée….
En pénétrant dans l’espace privatif de la jeune femme, Bacchus rejoue l’éternel et toujours neuf scénario de la Découverte dont l’Annonciation constitue le modèle canonique. Peindre, n’est-ce pas figurer l’idée même de la ré-union, autrement dit le fait de rassembler (de composer) ce qui ne demandait qu’à l’être et que le temps ou l’espace maintenait jusque là hors de toute conjonction possible ? A cet égard, l’érection du mât du bateau, autour duquel s’affairent les rameurs du deuxième plan, semble bien se présenter comme la marque d’un passage entre deux mondes. Bacchus, hésitant, franchit cette frontière picturale : moment admirable que cette mise en présence l’un de l’autre des deux adolescents dont les corps éclatants contrastent avec ceux des passeurs aux tons « éteints » que contorsionnent les nécessités de la manœuvre.
Tel un ange qui aurait troqué ses ailes pour une tunique « volage », Bacchus s’avance précautionneusement vers celle qu’il aime. La passerelle de fortune où le garçon a posé le pied fonctionne comme l’instrument par excellence de ce tendre abordage puisque, s’y aventurant, le jeune dieu atteint à la même corporéïté que celle la dormeuse : on veut dire à une hauteur de coloris « convenante » pour avoir commerce avec la fille. Comme un acteur (jusque-là tenu en réserve) gagnerait la scène, le fils de Jupiter quitte donc le domaine, un rien affadi, des marins absorbés dans leur prosaïque tâche, pour « gagner » la resplendissante Ariane.
La fille de Minos, « les lèvres boudeuses qui, dans son gros chagrin, a oublié les nus féminins qui l’ont précédée ( les courtisanes de Venise et les divinités des plafonds de Fontainebleau »), se présente dans l’émouvante simplicité d’une jeune femme dont le sommeil confirme poétiquement l’état d’abandon où elle se trouve.
On a beau connaître la Fable et, avec la proposition visuelle des frères Le Nain, donner suite à ce tableau, cette toile s’offre d’abord comme un morceau de pure peinture. C’est pour l’éternité que Bacchus reste saisi par la vision de la belle endormie. En dernier ressort, le regard fasciné du nouvel arrivant nous conduit à comprendre qu’Ariane allégorise ce que sera longtemps l’art de peindre : un certain ensommeillement des figures qui, transies dans leur pure apparence, s’offrent à notre délectation.
Auteur : Pierre Fresnaut-Deruelle