Les clefs du tableau
par Ludovic Cortade
BIOGRAPHIE
Les clefs du tableau
par Ludovic Cortade
Dans son traité paru en 1678, Samuel van Hoogstraten pouvait écrire : « C’est donc révéler la splendeur des tableaux que de les revêtir de l’une ou l’autre signification instructive. » Etrange affirmation qui se double d’un sentiment de perplexité pour le spectateur des Pantoufles, en quête de ce que peut être la « révélation » d’un tableau qui s’attache à dissimuler les indices de tout récit.
Nous sommes dans un intérieur hollandais. La composition se distingue d’emblée par l’absence de personnages renforcée par la grande profondeur de champ ; la perspective est formée par l’emboîtement de trois seuils de portes ouvertes qui délimitent deux pièces séparées par un couloir ensoleillé dans lequel reposent les dites pantoufles .
Pourtant, si le peintre ouvre les portes de notre regard, la profondeur de la vision se heurte à l’apparente vacuité d’un intérieur dans lequel la présence humaine n’est suggérée que par quelques objets domestiques. Si, par cette échappée, l’artiste semble nous offrir le paroxysme de la vision, la transparence du regard fait aussitôt l’expérience de l’opacité due à l’absence des maîtres de maison.
Faut-il voir dans ces objets de précieux éléments iconologiques, comme ce balai, situé contre le mur la cuisine, sur la gauche de la toile, au même titre que la paire de pantoufles négligemment laissées dans le couloir, et qui suggéreraient la douceur et le confort du paisible « dimanche de la vie » ? A moins que ces objets ne constituent une célébration du monde concret, une parfaite harmonie entre la matière du quotidien et la substance du temps, dans un de ces moments d’intermittence où s’épanouit la densité des objets rendus à leur pure présence.
Si la composition de Hoogstraten repose sur l’emboîtement de cadres dans le cadre à la faveur des trois seuils successifs, il n’est pas étonnant que le point de convergence du regard soit précisément un tableau, autour duquel se met en place un écheveau d’indices signifiants.
Situé dans la profondeur de champ, la toile représente un jeune garçon qui se tient debout, près d’un lit et d’un tabouret, et dont la main droite amorce un geste en direction d’une femme élégamment vêtue vue de dos, peut-être sa mère, faisant face au drapé délicatement entr’ouvert des rideaux rouges du baldaquin. Le geste suspendu du personnage fait alors système avec la bougie qui se dresse sur la table et le trousseau de clefs. La bougie, la serrure et la main forment ainsi les sommets du triangle d’un penchant trouble dont le peintre a trouvé la solution figurative par les voies de la suggestion. Parce que l’intrigue est inscrite dans un tableau « abymé », le complexe d’Oedipe prend ici corps dans le désir d’union avec la chair de l’image.
Aussi est-il permis de voir dans Les Pantoufles le symbole de la peinture considérée dans son ambivalence entre l’instruction du spectateur et l’opacité d’un monde énigmatique, entre le désir de contact et la prégnance de la distance. Ici se fait jour l’expérience de l’ambiguïté entre le désir de fusion dans l’image et le respect d’une loi d’inspiration mosaïque dont l’absence de personnages et les limites formées par les portes emboîtées seraient la figuration.
A l’image des pantoufles, le spectateur naît dans la lumière, mais, éternel profane, demeure sur le seuil de l’objet de sa contemplation. Le tableau dans le tableau nous livre alors les clefs de l’absence de l’homme dans l’image ; il nous indique que si « rien n’est vide ni insignifiant parmi les choses », la porte de notre regard ne s’ouvre que parce qu’il n’y a » rien » à voir.
Auteur : Ludovic Cortade