Le cercle d’or
par Jean-David Jumeau-Lafond
BIOGRAPHIE
Le cercle d’or
par Jean-David Jumeau-Lafond
C’est en 1887 que Khnopff fixe les traits de Marie Monnom, fille de l’éditeur d’avant-garde bruxellois bien connu et future épouse du peintre Théo Van Rysselberghe. Premier portrait d’une jeune femme dans l’oeuvre du symboliste belge (qui n’avait jusqu’alors pris pour modèle que sa mère ou des enfants). L’oeuvre inaugure une longue série de toiles ou de dessins consacrés à une certaine image de la femme, mystérieuse et obsessionnelle, comme le sont les multiples effigies de sa soeur Marguerite.
Ici, la ressemblance du modèle et le caractère convenu de la pose suggèrent qu’il s’agit encore d’un portrait sinon mondain, du moins à vocation essentiellement descriptive. Dépassant cette première impression, on ne peut qu’être frappé par une contradiction : la jeunesse et la féminité de Marie Monnom semblent contrecarrées par la rigueur de la composition. Porte, rideau, boiseries, plinthe et parquet construisent un univers quadrangulaire qui ne laisse guère de place à la courbe ; le modèle lui-même, dont la raideur est accentuée par la fixité du visage, « suit » cette géométrie imposée par l’espace, jusqu’à son bras et à son coude qui accompagnent les lignes droites du fauteuil, tandis que la soie de la robe apparaît elle-même rigidifiée par la forme des genoux et le traitement des plis. Certes, on découvre ici le goût de l’artiste pour une ambiance épurée et plus proche de ce que sera l’esprit de la Sécession viennoise que de celui de l’Art nouveau belge, conception décorative qu’il mettra lui-même en œuvre dans l’aménagement de sa maison, sorte de Temple du Moi, selon ses propres mots, dévolu au règne de la surface et de la ligne.
Mais, dans cet univers dépouillé et parfaitement maîtrisé, dont témoignent des photographies, il n’y a guère de place pour le bibelot bourgeois, l’assiette ou la chinoiserie. Qu’est donc, alors, ce disque aux reflets suspendu sur le mur dans le coin supérieur gauche de la toile ? Gageons que cette tache étrange est tout sauf anodine, sans elle, le personnage regarderait dans le vide comme dans un gouffre désespérant. Ici, en revanche, la parenté de cette forme énigmatique avec la tête de Marie Monnom, seules courbes et cercles de tailles équivalentes (en tenant compte de la perspective), impose au spectateur le lien qui les unit ; cette tache ne confère-t-elle pas au regard de la jeune femme une présence symbolique que renforce encore l’impact de sa couleur rayonnante, véritable note sensible dans cet univers de bruns, de bleu-gris, de noirs ? Impénétrable et étrangement absente, l’attitude de Marie prend tout son sens dans cette relation, malgré sa feinte indifférence, avec l’obsédant cercle parfait, symbole qui domine l’œuvre et lui sert de clef.
Figure de la pensée et de la vie, l’objet « inanimé » est en effet, par son caractère abstrait, paradoxalement érigé en pure présence de l’esprit et , sans ce redoublement spirituel et lumineux de sa tête, le corps de la jeune femme ne serait, qu’une poupée de bois, vide de souffle. Signature singulière de l’artiste, le disque aux reflets d’or anime le modèle et insuffle à la toile elle-même cette vie mystérieusement idéale qui fait de la peinture de Khnopff, au-delà des corps et de la matière, une œuvre habitée.
Auteur : Jean-David Jumeau-Lafond