La solitude de l’alcoolique
par Jean Arrouye
BIOGRAPHIE
PAR LE MêME AUTEUR
Denis Roche
La solitude de l’alcoolique
par Jean Arrouye
À première vue, conformément au titre de l’œuvre, le tableau représente, dans un café reconnaissable à ses tables, un couple de buveurs assis côte à côte.
À seconde vue, deux choses surprennent :
– l’importance donnée aux tables qui semblent occuper la moitié de la hauteur du tableau et dont l’enchaînement attire le regard et l’entraîne dans un parcours en zig zag ;
– la situation des personnages rejetés sur la droite et le fait que cet homme et cette femme côte à côte, qui semblent une représentation de plus de cet archétype de l’imaginaire occidental qu’est le couple, en fait s’ignorent l’un l’autre, chacun apparemment enfermé dans ses propres pensées, comme l’indiquent leur attitude et l’expression de leur visage, pour l’homme semblant indiquer qu’il songe à autre chose qu’à sa situation présente, pour la femme qu’elle est enfermée dans des pensées douloureuses, qu’elle est triste et découragée.
Cette indifférence des personnages l’un à l’autre conduit à considérer que la femme, la buveuse d’absinthe, est le personnage principal et le sujet du tableau car :
– c’est le premier personnage que rencontre le regard conduit par la succession des tables.
– il est situé au centre du tableau, en constitue l’axe vertical.
– il est en couleurs, tandis que son voisin est en noir, et constitue la partie la plus subtilement et diversement peinte du tableau, la plus intéressante donc.
– les couleurs de son corsage, jaune orangé, se retrouvent, en plus pâle, dans le décor du café (montants des vitrages, derrière elle, sol, …) de sorte que le lieu, harmonisé en fonction du personnage, en paraît le complément ou, réciproquement, que le personnage paraît appartenir au lieu.
– son ombre, décalée sur la gauche, équilibre la composition, confère au tableau, au-delà du dynamisme contradictoire et biais des tables, sa stabilité.
Dès lors l’homme ne paraît qu’un personnage secondaire qui, par sa présence massive et noire, valorise le personnage féminin et rend plus sensible sa solitude.
Car entre les deux personnages il n’y a aucun contact ni aucun rapport, alors qu’un café est un lieu de convivialité où une conversation se noue facilement entre voisins. Seule l’ombre de l’homme et la tête de la jeune femme se rencontrent, mais, évidemment, cela n’est que « l’ombre » – c’est-à-dire le contraire – d’un rapport entre les deux clients du café, et le voisinage de cette zone sombre ne sert picturalement qu’à mettre en valeur le visage de la femme, sur lequel on lit l’abattement ou l’accablement.
En fait cette femme ne fait rien, ne boit même pas son absinthe qu’elle semble ne pas voir. Elle est comme absente au lieu où elle est, absente au monde en quelque sorte, l’image de la solitude absolue.
Donc, si l’on s’attache au personnage, le sens du tableau est cette représentation de la solitude ou du découragement.
Toutefois c’est là ne guère tenir compte du titre et pas du tout des objets posés sur les tables proches de la jeune femme, devant elle le verre d’absinthe plein, à sa droite la bouteille d’eau, à sa gauche un verre contenant la cuillère sur laquelle on posait le sucre sur lequel on versait l’absinthe. Or le verre d’absinthe est placé à la proportion d’or de la hauteur du tableau et, à très peu de chose près, à celle de sa largeur également, et son jaune est le plus remarquable de tous les jaunes du tableau parce qu’isolé et parce que, jaune froid, il fait à la fois écho aux autres jaunes et s’oppose à eux par son acide froideur. Il instaure donc avec eux une relation plastique qui est simultanément de solidarité et de contradiction. Par là il marque à la fois la dépendance de la buveuse de l’absinthe et suggère l’effet nocif de la boisson. Le verre d’absinthe est en conséquence le centre symbolique du tableau, le cœur de sa composition et sa clef sémantique.
Car, en raison du lien de sujétion, chromatique, compositionnel et symbolique ainsi institué entre l’absinthe, le personnage et le lieu, le sujet du tableau ne paraît plus seulement la solitude — réelle — du personnage, mais l’alcoolisme et ses effets. L’expression abattue, absente, du personnage peut s’expliquer par l’hébétude provoquée par l’ivresse ; le verre posé devant la jeune femme ne serait donc pas le premier commandé. Le tableau est donc moins un portrait psychologique qu’un témoignage sur un usage répandu, la consommation d’absinthe, alcool violent et nocif, et sur ses effets. Emile Zola qui publiera en 1877 le roman L’assommoir,dont le sujet est la destruction d’un être humain par l’alcoolisme, dira au peintre : « j’ai tout bonnement décrit, en plus d’un endroit dans mes pages, quelques uns de vos tableaux ». On ne retrouvera pas cependant dans L’assommoir une scène correspondant au tableau de Degas, mais cette déclaration atteste que le peintre traitait là un sujet contemporain d’importance sociale et morale, et qu’en conséquence la peinture continuait encore, même chez les artistes les plus novateurs, à satisfaire à la double exigence aristotélicienne d’instruire et de plaire. Le sujet sera encore traité par de nombreux peintres dont Picasso (Buveuse d’absinthe, 1901, 65,5 x 50,8 cm, New York, coll. pr.)
Il n’y a pas contradiction entre la signification sociale du tableau et son interprétation psychologique. Car une question se pose alors : qu’est-ce qui peut pousser une jeune femme, dont l’habillement montre qu’elle n’est pas sans ressources, à boire seule dans un café ? La tristesse, le découragement, la solitude sans doute. Elle boit, peut-on imaginer, « pour oublier », comme on dit. Le tableau montre que le remède choisi n’est en rien efficace : il aggrave sa situation.
Auteur : Jean Arrouye