Photographie de l’âme ou l’âme de la photographe ?
par Jean-David jumeau-Lafond
BIOGRAPHIE
Photographie de l’âme ou l’âme de la photographe ?
par Jean-David jumeau-Lafond
Dans le courant des années 1890 le docteur Hippolyte Baraduc fils se prit de passion pour l’âme humaine. Ce n’est pas que ce médecin fort respectable eût jusque-là négligé ses contemporains mais il ne s’était encore consacré qu’à l’étude de leur corps : l’ « hémorragie cérébrale » (1877), le « prolapsus ovarien chez une hystérique » (1882), les « congestions chroniques de la moelle » (1887) ou encore le « drainage lympho-galvanique » (1889) avaient en effet retenu son attention et donné lieu à de doctes études. S’étant semble-t-il quelque peu lassé de cette approche fort prosaïque des êtres vivants, il s’attela sans renoncer à sa rigueur scientifique à l’étude de l’invisible, à la caractérisation de l’âme. Plusieurs ouvrages ambitieux parurent alors sous sa plume qui tentaient de circonscrire la « force vitale », le « corps fluidique » et nombre d’autres manifestations invisibles de la psyché humaine. On n’est certes guère surpris de cette vocation qui s’inscrit dans le vaste mouvement spiritualiste, voire occultiste, qui accompagna la fin du XIXe siècle. Baraduc se singularise cependant par le fait qu’il ne prétend pas dialoguer avec les morts mais avec les vivants, et qu’il se « contente » d’apprivoiser « l’extériorisation de la force vitale ». On comprend que la photographie fut bientôt un outil majeur de cette entreprise, avec cette singularité toutefois que le docteur ne tente pas de saisir, comme les spirites, telle ou telle apparition, afin d’en prouver la réalité à l’aide de l’objectif ; en effet, c’est ici au contraire l’objectif et le procédé photographique qui se trouvent eux-mêmes érigés en révélateurs de l’âme humaine, laquelle impressionne les plaques par sa puissance et ses émanations fluidiques. Hippolyte Baraduc intitula « psychicones » les images ainsi obtenues qu’il reproduisit dans ses volumes et tout particulièrement dansL’Âme humaine, ses mouvements, ses lumières et l’iconographie de l’invisible fluidique paru en 1896. On épargnera au lecteur la logorrhée théorique qui forme le corps de cet épais livre pseudo-scientifique dont la thèse flirte néanmoins abondamment avec une mystique cosmique. Les images, elles, restent et nous saisissent à la fois par leur extravagance (certaines étant purement abstraites) et leur surprenante beauté. C’est parmi celles-ci que figure Enfant regardant un faisan mort, réalisée en 1896.
Devant une fenêtre, en plein jour (à 11 heures du matin nous dit-on), l’enfant est représenté assis et penche la tête vers la dépouille de l’animal qui repose sur ses genoux. Rien de bien remarquable jusque-là. Au plus pourrait-on, en l’absence de commentaire et à une époque où l’on maîtrisait la technique, s’étonner que la photographie soit « bougée », imprécise, parasitée par des formes imprévues qui entourent le modèle. C’est pourtant là que réside le sens du cliché, sa justification, son intérêt. En réponse à l’attendrissement du garçon qui contemple l’animal mort, la photographie a saisi, d’après Baraduc, « la signature du psychextase », le sentiment du modèle, le « rapport existant entre l’expression de la physionomie, reflet visible de l’âme sur les traits de la face, et la signature des forces animiques du mouvement invisible concomitant ». L’âme attire la force cosmique et celle-ci, fort à propos, vient honorer la plaque de sa présence : une auréole brumeuse couronne l’enfant et flotte dans les airs, un voile concentrique l’entoure, tisse autour de lui ses mailles grisâtres et léthifères. Dans sa Visite au Docteur Baraduc, Jules Bois, qui compare ces photographies à « de l’Odilon Redon spontané » ou aux « ébauches du grand Carrière », émit toutefois quelques doutes quant à la technique employée et le savant, sans se démonter, se défendit d’avoir « tripatouillé » les plaques. Mais que nous importe aujourd’hui la réalité ou l’imaginaire du procédé, la vérité ou l’erreur de la théorie de ce rêveur digne de Villiers de l’Isle-Adam ? Par son existence même, le cliché n’est-il pas, comme toute photographie d’un être disparu (puisque aussi bien l’enfant a pour nous rejoint son faisan dans l’au-delà), le fantôme le plus convaincant qui se puisse imaginer ? Réunis par le temps dans un même néant, les deux êtres communient désormais, avec un papier photographique pour suaire, dans l’éternité glacée de l’image fixe, cette extériorisation de leur corps, soit très exactement la définition de l’âme, étant bien visible à nos yeux ébahis, palpable par nos mains à peine surprises… Peu nous chaut désormais qu’un certain Gebhart ait prétendu dans La Revue rose que ces photographies de l’au-delà n’étaient que « de mauvais clichés »…
Ne doutons pas que les portes ouvertes à l’expérimentation formelle par les facultés d’imagination d’un Baraduc, comme de bien d’autres chercheurs du même genre, aient tenu une place non négligeable dans la découverte des ressources infinies que recelait, et recèle encore, la mystérieuse chambre noire. Loin de la « correction » d’une technique autosatisfaite, ces errances dans un univers rêvé étaient porteuses d’avenir. Car plus encore qu’une photographie de l’âme de son modèle, Enfant regardant un faisan mortest bien une de ces images auxquelles on peut attribuer un miracle que n‘avait peut-être pas même imaginé leur auteur : évoquer et faire apparaître l’âme de la photographie.
Auteur : Jean-David jumeau-Lafond