Une figure vallonnée
par Romain Duval
BIOGRAPHIE
PAR LE MêME AUTEUR
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par Romain Duval
« Si me regardant ainsi point ne t’étonnes |
Tandis que l’élégance et la sobriété s’expriment en toute quiétude dans cette construction scénographique du nouvel espace, une anecdote « médicale », propice aux déploiements de l’imaginaire, vient affoler cette machine représentative. La composition de l’espace intérieur, s’ouvrant sur un paysage lointain répond à un agencement linéaire strict. Mais, au cœur de ce système émerge le détail inattendu d’un visage défiguré. L’homme serait le portrait posthume d’un patricien florentin, accompagné d’un jeune garçon (son petit-fils ? selon le titre également donné au tableau). Atteint d’un mal qui reste à ce jour indéterminé (tumeur, acné rosacée, couperose épaisse ?), le détail semble d’autant plus affecter l’image qu’il « fait tache » au milieu d’un agencement soigneusement ordonné et stable. Le trouble est jeté. Et pourtant, l’image reste étonnement « douce ». Si la scène garde des allures sages et tranquilles, c’est aussi parce que la posture de l’enfant porte encore les marques du hiératisme d’antan. La main est éclairante à cet égard. Une tension naît de ce contraste. Bien plus, la toile fascine et questionne sur cet effet contradictoire et pour le moins intriguant.
Pourquoi ce célèbre peintre florentin, connu habituellement pour son charme discret, choisit-il d’enlaidir le visage, voire l’ensemble du tableau ? Ne faudrait-il pas reconnaître, dans la peinture de Ghirlandaio, au-delà d’une fidèle exigence de représentation, quelques réminiscences populaires, subversives ou humoristiques, irrationnelles ou réalistes, comme il en existe plus souvent chez les artistes septentrionaux de cette époque ? Songeons aux multiples « fantaisies » d’un Jérôme Bosh, et un peu plus tard d’un Pierre Bruegel ou bien, encore, d’un Albert Dürer. Ce type d’orientation, « déconseillé » par le contexte théorique et culturel, pourrait se concevoir chez Ghirlandaio, à travers cette apparition privilégiée dans son œuvre, comme un refoulé que l’artiste ne peut plus contenir, et qu’il laisse, l’espace d’un détail, échapper aux principes de convenance et de raffinement. Cette difformité circonscrite se verrait alors à son tour propager en divers endroits comme une gangrène : sur le front grâce à une excroissance de chair ; dans le paysage, là où les arbres se perçoivent depuis leurs formes arrondies, le tout disposé sur une éloquente « colline nasale ». Une subtile ressemblance pourrait ainsi se laisser goûter entre le paysage du visage d’un côté, et le paysage de la nature de l’autre. Notamment là où les rides et les chemins serpentent ensemble vers de semblables territoires vallonnés, dans les différents nivellements courbes et escarpés des volumes.
Ces rapprochements dans l’image s’expliquent et sont favorisés par la composition elle-même. Le regard est conduit le long d’un axe oblique allant du bord inférieur gauche jusqu’au fond de l’image, s’éloignant dans le lointain des vallons situés à l’arrière plan. Quant à la seconde entrée oblique, elle longe le parcours réversible des regards échangés entre le vieil homme et l’enfant, épaulé par l’ascendante que constitue le bras gauche de celui-ci, posé délicatement sur la poitrine de son protecteur. N’oublions pas la position en contre plongée du jeune garçon, donnant directement à voir sur le véritable sujet du tableau : la figure centrale du patriarche.
Une dernière remarque « formelle » s’impose, sur la couleur cette fois. Par un effet dynamique de débordement chromatique, Ghirlandaio nous invite à percevoir l’appendice comme teinté d’un éclat rougi exacerbé. Comme si les plages de rouges vestimentaires se reflétaient sur la peau pour teinter les endroits les plus « chauds » du visage, en l’occurrence certaines zones des joues et du nez, faisant de ce dernier le falot rutilant de cette peinture. Le pourpre irradiant les visages est sans nul doute aiguillé par la plage noire qui empêche, quant à elle, toute fuite dans son domaine opaque et ténébreux. Placé au centre exact de l’image, c’est-à-dire à l’intersection des médianes et diagonales, ce nez « rayonne » depuis ce lieu royal et concentrique. Phénomène aggravé par son débordement sur le fond sombre qui l’éclaire par contraste. Ainsi est-il difficile de croire que l’endroit puisse résulter des seules commodités du hasard. Le peintre fait de cette formidable excroissance, conçue depuis un dispositif pictural « classique », une figure poétique des plus fascinantes, un centre vallonné autour duquel les divers « sens » de l’image semblent pouvoir se déployer.
Le message implicite de cette image pourrait être, à la manière d’un memento mori, que l’émergence peu raffinée de boutons erratiques est susceptible de composer un autre paysage. Un paysage inédit et « monstrueux » au sein d’une image dont la sagesse quasi religieuse et la construction architectonique de l’espace furent, à elles seules, loin de conduire à déceler ce qu’il conviendrait d’appeler une « mauvaise forme » iconique. Cette dernière passe par ce bourgeonnement intempestif qui déforme la chair de l’homme représenté plus que celle de la peinture. Car si le détail nargue les quelques désirs de perfection, de régularité et de dignité, prêchés par Léon-Battista Alberti pour une peinture italienne émancipée, en marche vers une clarté visuelle, et par là débarrassée des détails-parasites, la facture demeure lisse et polie, à savoir convenable et respectable.
Doit-on voir sous cette déformation inopinée, l’apparition d’un détail d’influence nordique ?, le fruit d’un désir désinhibé ? Le maître italien ferait-il, par là, une estafilade « réaliste » à l’idéalisme néo-platonicien qui se profile sous les figures chrétiennes, et qui sera célébré sans vergogne à travers les créations déroutantes de son élève, Michelangelo Buonarroti ?
Auteur : Romain Duval