Tissage, texture, texte
par Cécile Hue
BIOGRAPHIE
PAR LE MêME AUTEUR
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par Cécile Hue
L’œuvre de Vélasquez, Les Fileuses, peinte courant XVIIe s., sera agrandie (par ajouts, suite à un incendie) au XVIIIe siècle. Cette version est celle qu’expose le Prado.
La technologie informatique nous permet, toutefois, de retrouver aisément la composition première de cette toile. Du premier plan à l’œuvre tendue (au fond), le peintre a distribué les différentes phases du processus artisanal de la tapisserie. Les historiens de l’art nous apprennent que ce travail minutieux doit être considéré à la fois pour lui-même et comme la métaphore de l’acte de peindre. Le tableau dévoile d’abord le processus du faire, lié à la légende de l’intrépide (et mortelle) Arachné, qui provoque Pallas, la déesse des Arts. Les deux femmes se disputent sur la question de savoir qui est la plus experte. Pallas l’emporte (évidemment), ce qui condamne Arachné au « ressassement » éternel d’un même tissage.
Les différents plans du tableau illustrent cet affrontement. Au plus près, Arachné (de dos) manipule un dévidoir, Pallas (de face) un rouet : toutes deux, apparemment, font montre de leur habileté. Plus loin, dans un second espace, Pallas casquée, de profil, rivalise avec Arachné, de face, qui défie la déesse, sous les yeux de trois courtisanes.
Ce second espace (au fond) a trait à la question du rendu des apparences, ce qui est le propre de la peinture chargée, ici, de traduire visuellement la fable. La scène est ambiguë : Arachné et Pallas semblent appartenir à la tapisserie tendue au fond, représentant Europe enlevée par Zeus. Cependant, l’ombre des deux rivales se projette sur le sol.
Ces deux moments du mythe forment un ensemble dont les fils doivent être renoués. Au premier plan, le faire, et au second, les modalités du voir, s’articulent en une même image par une multitude de correspondances qui renvoient à la création et à la contemplation. Arachné a le même mouvement descendant du bras dans les deux plans, Pallas un même mouvement ascendant. Près de nous, trois autres femmes s’activent participant à toute cette « industrie ».
Au second plan, trois autres femmes (vêtues de noble façon) considèrent cette confrontation sous toutes ses formes. Les objets métaphorisent le couple du faire et du voir. Concentrés au premier plan, ils évoquent l’idée de processus, de progrès dans le travail, voire de progression, tant physique que morale. Nous assistons au cycle de la laine : de la matière brute à sa formation en pelote grâce au dévidoir, en passant par son étirement sur le rouet. Ces instruments, comme les barreaux de l’échelle, sont autant de degrés à gravir, concrètement, mais aussi spirituellement, comme le faisceau de lumière au second plan semble l’indiquer.
L’économie originelle de cette image a été fortement altérée au XVIIIe s. – on l’a dit – par des ajouts peints sur les quatre côtés du tableau. Le plus important, sur le côté supérieur, introduit trois motifs discordants : la fenêtre carrée en haut à droite, la voûte de la pièce du fond ainsi que l’œil-de-bœuf. Si l’on revient à la composition telle que Vélasquez a pu la concevoir, on y voit une seule forme circulaire : le rouet, dont l’effacement des rayons sous l’effet de la vitesse est un coup de maître, une modernité de la création. L’intrusion de l’œil-de-bœuf et de la voûte, dans la version agrandie de la toile, gêne le va-et-vient entre le faire et le voir.
De même, la toile originelle établit efficacement un effet théâtral d’entrées ou de sorties, de voilement/dévoilement. On voit une jeune femme apportant une corbeille par le côté droit de la scène, tandis qu’une autre est sur le point de faire tomber le rideau, sur le côté gauche. En sens inverse, il nous est loisible d’assister au dévoilement de la scène et au départ de la jeune tisseuse avec sa corbeille. Les bordures rajoutées concrétisent à l’excès ces entrées et ces sorties, et neutralisent au moins partiellement le jeu imaginatif du contemplateur. Enfin, ces ajouts semblent briser une rencontre implicite dans la toile d’origine, celle de l’échelle et du rayon lumineux, censés ajouter à la noblesse de la peinture. Le rajout supérieur, en montrant la limite de chaque élément, altère gravement le mouvement transcendant qui doit nous conduire, en principe, du travail manuel au travail spirituel.
Cette scène multiple est à déchiffrer comme un livre est à lire, une philosophie à comprendre. Sa contemplation est déterminée par le peintre qui représente des ouvrières en train de tisser pour interroger l’art. Vélasquez instaure un jeu allégorique en montrant cette gestation de l’œuvre, partie de l’artisanat et devenue réflexion, création, et revendication. Cet espace de jeu est celui de l’œuvre entière, divisée et soudée entre création et contemplation, entre pratique et théorie. Dans un même temps, Vélasquez crée et parle de l’art ; dans un même instant, leriguardante expérimente et comprend l’idée d’un peintre.
Malgré les agrandissements dont souffre La Légende d’Arachné de Vélasquez, cette « machine » reste une composition magistrale.
Auteur : Cécile Hue