Orientales
par Françoise Julien-Casanova
BIOGRAPHIE
PAR LE MêME AUTEUR
L'ire et la fable
Orientales
par Françoise Julien-Casanova
La scène se passe, intramuros, sur l’esplanade de Jérusalem. Au premier plan, les personnages forment comme une frise. A gauche d’Étienne debout sur son piédestal, trois dos solidaires nous repoussent ; sur sa droite une partie de l’auditoire est alignée en deux V inversés, enchassés l’un dans l’autre, répétant dès le proscenium ce qui dans l’ordonnance des récessions architecturales est inscrit, ouverture devant, fermeture à la pointe. Trois pâtres ponctuent ce groupe et barrent le passage. En bas et devant, des débris de pierres annoncent la lapidation d’Étienne, le premier diacre de l’Eglise.
A main gauche du spectateur, coiffés de turbans ottomans et richement vêtus, dans une aire attenante à celle de la Mosquée, se tiennent deux Turcs : la lettre mensongère qui conduira le prédicateur à la mort est insidieusement nichée entre les deux fidèles de Mahomet qui nous tournent le dos, et non pas, conformément aux écritures, entre deux juifs… Passe-passe : on ne peut incriminer les Juifs dont les finances vénitiennes apprécient fort les banquiers. Et donc, c’est d’autres qu’il faut vilipender. Efficace trucage, pernicieuse propagande. La source du Mal, pire que le juif, la lie de toutes les hérésies, c’est l’Islam ! Le juif sera donc momentanément exempté, mêlé sur la droite à une population bigarrée, et coiffé du pileum cornutum pour qu’on l’identifie. L’idéologie est au travail, et Carpaccio se veut son serviteur.
Dès lors, on comprend l’effacement d’Étienne. Il se retire au profit du message dont il est le porteur. Officiellement sur le chemin de la Parole, sa tête glisse déjà vers la cime de la Ville Sainte qui lui sert d’auréole, enserrée entre deux tours qui renforcent son oblitération. Il suffit de jeter un caillou : la ville-sépulture attend l’orateur. Les criminels, on les connaît.
Juché sur son socle, Étienne se dresse tel un sémaphore, muet. Au bas de la table d’opération, gisent les restes d’une statue dont il a pris la place. Iconoclaste et iconophile à la fois. Sur l’autel du sacrifice, il s’offre. Son âme est apaisée : « comme le cerf », elle aspirait « après la source » (ps. 42, 2). Le cerf, au milieu de l’esplanade est au repos couché, désaltéré. Sanguis martyrem, semen christianorum, sang et sens.
A droite, assises au parterre, captivées et à visages nus, quatre femmes fixent extatiquement le jeune héraut de la foi et de la vérité. Encadrées par la haie des sept hommes debout, elles en occupent le creux alvéolaire. Regardons-les : elles sont disposées en deux séries gémellaires qui se croisent. Une série redit le même profil blond, l’autre renvoie comme dans un miroir le même visage oblique. Même coiffure pour les quatre. Doublements ou dédoublements couplés. Dans ce jeu des sosies qu’offraient déjà lesCourtisanes (1490, Venise, Musée Correr), seules varient les couleurs des robes. Reflets, explications et répétitions.
Alors, ponctuant le quatuor vers le fond, cachée dans les replis de son voile blanc, voici la cinquième dont on entrevoit à peine la joue. Son visage incliné derrière la blanche protection exprime-t-il un mouvement de recul, ou, au contraire, l’effort dépensé pour entrevoir sans être vue ? Promesse et piège, appelle-t-elle le spectateur du regard, ou est-elle absorbée par quelque songe lumineux, à l’écoute de la Parole? D’ailleurs qui, dans le public, prête la moindre attention à son manège ?
Elle est « indécidable », visible mais invisible, figurable et indéfigurable : forcément sublime. Donnée à voir, mais interdite. « Fais-moi voir ta figure, fais moi entendre ta voix » (Cantique, II, 14). Silence. A la femme voilée, sans réplique, s’articulent alors les reflets doubles, les compagnes : du brun à l’ocre-miel par l’orangé-rosé et le blanc, jusqu’au Blanc. Mystère de l’origine. Aux rivages de ce voile, éclat de pure peinture, vient échouer toute signification.
Auteur : Françoise Julien-Casanova